Karl Zéro a construit sa notoriété sur une forme inédite de dialogue avec ses interlocuteurs: il les tutoie. C’est original, drôle et insolent. Son Vrai Journal, chaque dimanche sur Canal Plus, marche très fort. L’audimat en redemande.
Commentant cette forme audacieuse d’interview, l’écrivain et chroniqueur Jean-Claude Guillebaud se dit effaré par «l’inimaginable lâcheté des élus politiques qui, toute honte bue, consentent à ce tutoiement intentionnel.» Quitte à se faire prendre au piège, les tutoyés ne refusent rien de ce qui peut les médiatiser.
Une exception lorsque l’invité s’appelle Edouard Balladur. Ce champion du vouvoiement à qui Karl Zéro proposait il y a peu le «tu», a retourné habilement la balle: «Vous pouvez me tutoyer, mais je continuerai de vous vouvoyer.»
Si vous appréciez le style Zéro, vous trouverez (ou devrais-je écrire «tu trouveras»?) dès le 23 juin dans les kiosques le Vrai Papier Journal, un nouveau mensuel satirique du style Canard Enchaîné.
On pourrait écrire des livres et des livres sur l’usage des pronoms personnels. Les linguistes ne s’en sont pas privés, à l’image de Raymond Jean qui vient de rédiger un petit ouvrage intitulé «Tutoiements» (éditions Arléa). Par le biais de cinq récits, l’auteur montre que le tutoiement relève de conventions ou de choix et que l’on ne passe pas sans risque du «vous» au «tu».
Le tutoiement des militants n’est pas celui des religieux, lui-même différent de celui des amoureux, des policiers ou des pédagogues.
Avec leur «you» à géométrie variable, les Anglo-Saxons ont su se protéger de cet embarras du choix. Imaginons que le feuilleton du Monicagate se soit déroulé en France. Le procureur Kenneth Starr aurait alors dû se demander si Bill tutoyait ou non Monica, et la réponse aurait fait sens. Mais la langue anglaise ne permet pas ce supplément d’enquête.
Raymond Jean consacre précisément sa première petite fiction au tutoiement amoureux. Madame, méfiez-vous d’un mari qui, en votre présence, dit «vous» à sa secrétaire, laquelle lui répond par un «tu». Le télescopage du «tu» et du «vous» peut avoir un effet dévastateur pour le conjoint qui y décèle son statut de cocu. Alice, Paul et Marie-Claire, les personnages du récit, ont beaucoup de peine à se sortir d’une telle embrouille. Devenu impuissant, Paul, le mari, se jette dans les bras d’une prostituée qui l’accoste d’un «tu viens?».
Il en va différemment du tutoiement militant. La Convention et la Commune avaient déjà opté pour la fraternité du «tu» avant qu’apparaisse le tutoiement protocolaire entre camarades communistes. Aujourd’hui, lors des manifs, un tutoiement pas très cordial est adressé aux hommes politiques par l’intermédiaire de banderoles et de pancartes. «Allègre tu nous gonfles! Démissionne!» C’est le tutoiement de la rue.
Le tutoiement policier est traité par Raymond Jean dans le bureau de régularisation pour les étrangers et les immigrés en mal de papiers. Houari renvoie au policier le tutoiement qu’il lui a adressé. Il en subira les conséquences: obligé de se déshabiller, mis à nu, il finira sur un vieux matelas d’une cellule où il croupira quelques jours.
Nous avons tous vécu le tutoiement pédagogique, auquel Raymond Jean consacre une réflexion intéressante. La relation maître-élève est-elle assujettie au jeu des pronoms personnels? On est tenté de répondre oui avec Bruno, un prof a permis à ses élèves de le tutoyer. Ils en profitent pour contester ses corrections et lui demandent toutes sortes d’explications avec une familiarité abusive. «Tu es partial», «tu nous emmerdes avec tes exigences». Le tutoiement crée une situation de dangereux déséquilibre, sinon de rupture, entre le professeur et les élèves. Rapidement Bruno se rend compte que ce tutoiement est une erreur absolue. Mais comment revenir en arrière?
«Notre Père qui est aux Cieux». Depuis Jean XXIII et le Concile de Vatican II en 1963, le tutoiement religieux est de mise. On est devenu cool avec le Seigneur. Jésus ne tutoyait-il pas Pilate? A la question «C’est toi le roi des Juifs?», il répond, du tac au tac: «C’est toi qui le dis.»
Les cinq récits de Raymond Jean mettent en lumière un phénomène linguistique qui nous renseigne, mieux que de longs discours sociologiques, sur les relations humaines. L’emploi du «tu», expression de fraternité et d’affection mais aussi de grossièreté et d’irrespect, illustre à merveille la distance ou la proximité que les hommes veulent mettre entre eux. On peut néanmoins s’étonner de ne pas y voir figurer les milieux du sport et des start-up, qui tous deux pratiquent un tutoiement tellement plus branché…
Voilà pour le couple «tu-vous». Il en est un autre qui mériterait le détour: le «je-nous», celui de la première personne.
Le «nous», collectif, soixante-huitard, a laissé place au «je» de l’ère individualiste. Le «je» n’est plus haïssable, il se porte même très bien. Il prospère, il enfle, il triomphe et menace les libraires qui, depuis le début de l’année, ne savent plus où placer les innombrables journaux intimes qui paraissent (lire à ce sujet «Le tout-à-l’égo» de Jérôme Garcin). Qu’ils sont éloquents, ces pronoms personnels, dès qu’on leur porte l’attention qu’ils méritent!
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«Tutoiements», de Raymond Jean, est publié aux éditions Arléa.