Déboires financiers, publicité en baisse, restructurations: les revers s’accumulent pour les chaînes privées de Suisse romande. Dans un environnement toujours plus difficile, parviendront-elles à survivre?
La série noire a débuté avec Léman Bleu: en octobre 2013, le directeur de la chaîne genevoise quittait ses fonctions une année seulement après son arrivée. Quelques mois plus tard, La Télé, qui couvre les cantons de Vaud et de Fribourg, dévoilait une perte de 1,5 million de francs. Ce fut ensuite au tour de NyonRégion Télévision de faire parler d’elle: en septembre, la chaîne annonçait devoir trouver en urgence une solution financière pour assurer sa survie. Finalement, en Valais, Canal9 lançait début octobre une vaste campagne d’appel aux dons. Un enchaînement d’événements fortuits? Probablement pas. Bien qu’elles n’aient pas grand-chose en commun, ces situations révèlent les profondes difficultés d’un secteur en crise.
«Les télévisions régionales suisses se trouvent dans une posture très difficile, souligne René Grossenbacher, directeur de l’institut de recherche zurichois spécialisé dans les médias Publicom. La plupart des chaînes locales ne sont pas rentables.» Dans un rapport sur la situation économique des radios et télévisions privées publié en janvier 2014, Publicom indiquait que la moitié des 13 diffuseurs examinés étaient sous-financés ou surendettés et que la dotation moyenne en fonds propres avait chuté de 23% en 2013. Un premier constat s’impose: la télévision coûte très cher, bien plus que la presse écrite ou la radio, surtout si l’ambition consiste à réaliser des programmes d’information.
La production télévisuelle nécessite un personnel important pour produire du contenu et aussi pour la gestion des aspects techniques. A cela s’ajoutent les frais de matériel, qui doit être renouvelé et adapté régulièrement pour suivre les évolutions technologiques. L’avènement de la haute définition oblige, par exemple, les télévisions à moderniser leur outil de travail. «Ces investissements sont indispensables, note René Grossenbacher. La qualité des images évolue très vite. Les téléspectateurs s’habituent rapidement à un certain niveau et n’acceptent plus de regarder des images qui ne correspondent pas à leurs exigences.»
Concurrence française
Pour Fathi Derder, conseiller national PLR et ancien journaliste qui a participé au lancement de La Télé, les télévisions régionales reproduisent un modèle vieux de 50 ans qui manque de souplesse et d’efficacité. «Elles ne profitent pas des évolutions technologiques pour produire moins cher et fonctionnent comme de petites RTS. Si l’on devait lancer une télévision aujourd’hui, on ne le ferait plus de cette manière.»
Les télévisions privées doivent aussi composer avec un marché publicitaire à la peine. «L’environnement est très concurrentiel, indique Pascal Mathieu, directeur adjoint de Léman Bleu. Les fenêtres publicitaires suisses sur les télévisions françaises (TF1 a rejoint M6 sur ce terrain en 2011, ndlr) ont aspiré une partie des annonces et nous ont fait beaucoup de mal.» Selon les chiffres de l’institut zurichois REMP (Recherche et études des médias publicitaires), les recettes publicitaires et de sponsoring des télévisions privées suisses ont atteint 74 millions de francs en 2013, en baisse de 8,7% en comparaison avec l’année précédente. Dans le même temps, les fenêtres publicitaires suisses sur les chaînes étrangères ont progressé de 13,6% à 301 millions de francs.
«L’économie genevoise se distingue par son dynamisme et compte de nombreuses grandes entreprises et multinationales, poursuit Pascal Mathieu. Ce n’est pas pour autant que les annonces de ces sociétés tombent dans notre poche. Nous intéressons davantage les PME.» a Canal9, en Valais, le rédacteur en chef, Frédéric Filippin, rappelle que la publicité télévisuelle est «lourde à mettre en place, beaucoup plus qu’à la radio. Le marché est tendu et la part de la publicité dans nos revenus ne va pas augmenter.»
Les chaînes romandes paient aussi leur manque de stratégie commune pour attirer les annonceurs au niveau national. «Elles ont plusieurs années de retard par rapport aux alémaniques, révèle Marc Friedli, le directeur de Telesuisse, l’association des télévisions régionales suisses. Le paysage romand a beaucoup bougé depuis l’introduction des nouvelles concessions en 2008 (lire ci-dessous), avec des changements d’organisation et d’actionnaires, alors que le paysage alémanique est plutôt stable depuis près de vingt ans.»
Outre-Sarine, les télévisions sont organisées depuis longtemps en pool pour vendre ensemble des espaces publicitaires à des annonceurs qui ne souhaitent pas se limiter à une seule région. «Cette publicité nationale constitue entre 10 et 20% des recettes publicitaires», précise Marc Friedli.
Manque de proximité
Philipp Kneubuehler, directeur commercial de Léman Bleu, indique qu’il existe aussi un pool romand appelé Tele Romandie Combi. «Cet outil a dormi pendant un certain temps pour des questions d’entente entre les personnes concernées. Pour que cela fonctionne, il faut réussir à se coordonner, accepter d’échanger un maximum d’informations. Aujourd’hui, nous travaillons à le dynamiser, un projet relancé depuis mars de cette année.»
L’objectif? Attaquer le marché alémanique et les entreprises d’envergure nationale, notamment les banques, les assurances et la grande distribution. Au final, sur la vingtaine de chaînes privées de Suisse romande, beaucoup ne pourraient pas fonctionner sans financement public. Cinq d’entre elles touchent une part de la redevance (voir encadré): La Télé, Léman Bleu, Canal9, Canal Alpha à Neuchâtel et TeleBielingue à Bienne. A titre d’exemple, en 2013, La Télé a reçu 3,6 millions de la redevance, sur un chiffre d’affaires de 6,5 millions. Dans les très petites chaînes d’information qui ne bénéficient pas de la redevance, les collectivités locales sont souvent impliquées. A Onex (GE), les fonds nécessaires au fonctionnement de Canal Onex proviennent de la société qui exploite le téléréseau — une entreprise mixte dont la commune est actionnaire majoritaire — et du budget communal.
«Les télévisions régionales sont nées d’un projet politique, dit Fathi Derder. Les élus veulent s’assurer une certaine visibilité et sont donc prêts à les financer. Il s’agit d’une logique qui pose de sérieux problèmes de liberté médiatique. On touche ici aux limites du journalisme.»
La mauvaise posture des télévisions privées n’est pas due uniquement à des soucis financiers. «Certaines stratégies éditoriales ont aussi contribué à cette situation, déclare encore Marc-Henri Jobin, directeur du Centre de formation au journalisme et aux médias, à Lausanne. Plusieurs chaînes ont quitté le créneau de la proximité et des reportages sur le terrain pour faire des talk-shows et essayer de régater avec la RTS. Or, le vrai savoir-faire d’une télévision régionale est la couverture de l’actualité locale. Les téléspectateurs veulent voir les journalistes se rendre sur place et rencontrer les gens dans leur milieu.»
Entre 2010 et 2012, cinq des sept principales télévisions régionales romandes ont enregistré une baisse de leur taux de pénétration quotidien (part des personnes qui, un jour donné, ont regardé la chaîne pendant au moins trente secondes), selon le rapport annuel de l’institut Mediapulse. Un changement du système de mesure en 2013 rend impossible une comparaison des données à long terme. Nico Gurtner, porte-parole de l’organisme, fournit toutefois quelques indications positives concernant l’année en cours, dont les chiffres ne sont pas encore publiés: «Les chaînes locales se sont bien développées en Suisse romande en 2014», avec des audiences et un taux de pénétration quotidien généralement en hausse par rapport à 2013.
Sous perfusion
Les télévisions régionales se trouvent aujourd’hui dans une situation de survie, un qualificatif que même leurs responsables n’hésitent pas à employer. Dans ce contexte, ont-elles encore un avenir? Non, assène sans hésiter Fathi Derder. «Le modèle actuel est condamné. Je ne vois aucune issue. Les chaînes régionales sont maintenues artificiellement en vie hors de toute logique de marché. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elles se trouvent de manière permanente en situation de crise.»
La réponse de René Grossenbacher est plus nuancée. «Le marché publicitaire ne va pas s’agrandir. La survie des télévisions dépendra donc du soutien du monde politique. Seulement, les contributions publiques ne seront pas nécessairement suffisantes pour toutes et il est possible que nous assistions à une restructuration du marché et à la disparition de certains acteurs. Les plus grandes chaînes et celles dont la zone de couverture est la plus homogène culturellement et politiquement disposent des meilleures chances.»
Ce tableau peu réjouissant ne signifie pas pour autant la mort du traitement en images de l’actualité de proximité. Les spécialistes des médias confirment que la demande est là et prévoient même une importance croissante du local, voire du microlocal, dans le marché de l’information. Fathi Derder appelle à l’apparition de nouveaux acteurs, à l’échelle des villes et des quartiers. «A-t-on vraiment besoin de la télévision, d’autant de personnel et de studios suréquipés pour traiter l’actualité régionale en image? Il faudrait libéraliser le secteur pour créer de nouvelles opportunités et exploiter de nouveaux supports. Quant au financement, la solution se trouve peut-être du côté du crowdfunding et du microfinancement.»
_______
La redevance, aussi pour les télévisions privées
La redevance est une taxe prélevée par la Confédération qui sert à financer les programmes de radio et de télévision de la SSR. Ses recettes totales ont atteint 1,35 milliard de francs en 2013. Dans le but de garantir la diversité de l’information, une exigence qui se trouve dans la constitution, la Confédération octroie une partie de ces fonds à certains diffuseurs privés. En Suisse romande, cinq chaînes de télévision locales privées profitent de cette manne: La Télé, Canal9, Canal Alpha, TeleBielingue et Léman Bleu. Pour ces chaînes, la part de financement de la redevance peut atteindre 70%, le même ordre de grandeur que pour la SSR. Comment ont-elles obtenu ce soutien? Elles ont remporté une des concessions — définies selon des zones de diffusion et assorties d’un mandat de prestation — lors de la dernière mise au concours par le Conseil fédéral en 2008. Les concessions sont en principe remises au concours tous les dix ans.
_______
Autopsie de quatre chaînes en crise
NRTV, Léman Bleu, la Télé et Canal9 ont alimenté un flux quasi continu de mauvaises nouvelles depuis une année. Presque toutes ces chaînes ont des problèmes de financements. Explications.
1. NyonRégion Télévision (NRTV) vit peut-être ses dernières heures. Même les acteurs qui se sont battus pour la chaîne locale n’y croient plus vraiment. «Elle est en sursis, confirme Fabienne Freymond Cantone, conseillère municipale qui représente la Ville de Nyon dans les différentes instances qui la chapeautent. J’espère malgré tout que nous allons trouver une solution.» NRTV, dont le budget se monte à 800’000 francs annuels, est financée à hauteur de 500’000 francs par le Téléréseau de la région nyonnaise et de la Société électrique intercommunale de La Côte.
Or, ces derniers ont annoncé leur volonté de se retirer dans le courant de l’année 2015. Avec l’essor de la télévision par Internet et des offres de type Swisscom TV, les téléréseaux, longtemps en situation de monopole, perdent des abonnés. Sous pression face à la concurrence, ils tentent de réduire leurs dépenses, parfois au détriment des chaînes de télévision privées.
2. En Valais, Canal9 se prépare aussi au désengagement début 2015 du groupement de téléréseaux Net+, qui percevait jusqu’ici 3 francs par mois auprès de ses abonnés au bénéfice de la chaîne. «Cela provoquera un manque à gagner de 1,8 million de francs par an pour un budget total de 8 millions», regrette Frédéric Filippin, le rédacteur en chef de Canal9. La chaîne a lancé une vaste campagne pour récolter des fonds directement auprès des téléspectateurs. Elle a également demandé le soutien des communes du Valais romand, à raison de 2 francs par an et par habitant, ce qui équivaudrait à 400’000 francs. «Nous sommes encore très loin des 1,8 million nécessaires, admet Frédéric Filippin. Canal9 dispose de finances saines. Dans un premier temps, si nous n’arrivons pas à cette somme, il ne se passera rien. Les premières mesures pourraient concerner un redimensionnement de certaines émissions, mais pas avant août 2015. Nous procéderons à des réductions d’effectifs seulement en dernier recours.»
3. La Télé, qui couvre les cantons de Vaud et de Fribourg, s’est quant à elle illustrée par ses fantaisies comptables. Alors qu’elle prévoyait un exercice 2013 à l’équilibre, la chaîne a finalement annoncé en mai une perte de 1,5 million de francs — sur un chiffre d’affaires de 6,5 millions — après avoir découvert que certaines recettes avaient été doublées par erreur.
«Ce résultat a aussi été provoqué par des rentrées publicitaires moins élevées qu’escompté», relève Thierry Savary, directeur ad interim, par ailleurs à la tête de Radio Fribourg. L’affaire a entraîné la démission avec effet immédiat du directeur de l’époque, Christophe Rasch, la fermeture du bureau de Meyrin (GE) et une mobilisation en urgence pour recapitaliser la chaîne à hauteur de 1,5 million de francs.
«Nous travaillons aujourd’hui à changer la structure et l’organisation, et à mettre en place un système de gouvernance plus clair, qui mise sur davantage de transparence et le travail en équipe, poursuit Thierry Savary. La chaîne peut vivre avec les erreurs du passé, à condition de repartir sur de bonnes bases.» La nouvelle direction oeuvre aussi au remaniement intégral de la politique commerciale. Pour l’année 2014, le directeur prévoit un bouclement des comptes dans le rouge. «Nous ne pouvons pas encore articuler de chiffre, ni dire s’il faudra ou non réinjecter de l’argent pour rester viable.»
4. A Genève, Léman Bleu a connu trois changements de directeur en trois ans. «Dans ces circonstances, il est difficile d’instaurer une continuité, considère Pascal Mathieu, directeur adjoint de la chaîne depuis le dernier changement en octobre 2013. Aujourd’hui, notre objectif est avant tout de stabiliser l’édifice.» Le choix de l’ancienne équipe dirigeante de faire de Léman Bleu une chaîne plus généraliste, en diffusant des films et des documentaires, avait été sanctionné par le public. Sans compter la grogne à l’intérieur de l’entreprise face à des méthodes de gestion musclées. La chaîne de 35 collaborateurs, qui fonctionne avec un budget de 4 millions de francs, prévoit de boucler l’exercice 2014 sur une «petite perte». Et se réjouit d’avoir retrouvé ses téléspectateurs, au nombre de 55’000 par jour, contre
38’000 il y a un an, en misant à nouveau sur une «logique de proximité».
_______
Une version de cet article est parue dans PME Magazine.
