Disney, Time Warner et 21st Century Fox veulent mettre la main sur le sulfureux magazine. Un intérêt qui s’explique par son modèle d’affaires audacieux et efficace.
Oliver Burdinski s’exprime face à la caméra. «J’avais 13 ou 14 ans la première fois que j’ai réalisé que j’aimais les animaux de cette façon-là, raconte le trentenaire allemand en caressant tendrement son chien Joey. Nous avions un berger allemand à la maison, c’était mon premier partenaire.» Oliver Burdinski est zoophile. Le documentaire de seize minutes est entrecoupé d’analyses et d’opinions présentées par des spécialistes de la question, comme Edmund Haferbeck, un conseiller scientifique de PETA, une organisation de défense des droits des animaux.
Le film, intitulé «Animal Fuckers», a été publié le 25 août 2014 sur le site vice.com. Son style constitue un parfait reflet de l’image de marque du site internet: irrévérencieux, décalé, sexuel. Il s’inscrit dans la veine d’autres documentaires réalisés par Vice. Ces histoires peuvent paraître absurdes, de mauvais goût. Pourtant, Vice est devenu l’un des médias les plus dynamiques de la planète.
Le magazine dispose de 36 bureaux répartis dans 18 pays et son modèle est souvent présenté comme «le futur du journalisme». Et, surtout, les plus grands empires médiatiques de la planète, comme Time Warner, 21st Century Fox et Disney, veulent mettre la main sur la compagnie.
Un petit magazine culturel
Vice a été créé en 1994 à Montréal sous le nom «The Voice of Montréal». La petite publication répertoriait des évènements culturels au sein de la ville canadienne. Au fil des ans, le magazine prend de l’ampleur sous l’impulsion de son co-fondateur Shane Smith. Une fois son nom changé et devenu Vice, l’entreprise déplace son siège à New York en 1999.
Très tôt, le magazine s’est distingué de la concurrence en adoptant un style provocateur. L’idée était de rédiger des articles avec une subjectivité assumée, et de s’immerger dans son sujet d’étude, dans la lignée du journalisme gonzo. Avec ce concept de base: traiter les sujets bas de plafond de manière rigoureuse et couvrir les sujets sérieux de façon stupide. «Si l’on va en Palestine, on écrira un article sur les burgers du coin, pas sur Gaza ou les frontières de 1967, a expliqué Gavin McInnes, l’un des fondateurs du magazine, au «New Yorker». Si l’on fait un article sur les pets, on le fera de façon scientifique.»
Aujourd’hui, les locaux de Vice se trouvent au cœur de Williamsburg, à Brooklyn, capitale mondiale des hipsters. Et Shane Smith, un barbu qui ressemble à un Viking, en est le CEO. C’est le sens des affaires de Shane Smith qui a permis à Vice de devenir un empire médiatique.
Car la vraie innovation du magazine n’a pas été son contenu provocateur mais la manière dont il gagne son argent. «L’entreprise puise la majeure partie de son chiffre d’affaires en ligne, ce qui est unique pour une compagnie médiatique», explique Rebecca Lieb, analyste du cabinet américain The Altimeter Group. Le magazine a touché le gros lot en misant tout sur la vidéo en ligne, un médium sous-utilisé par les autres journaux et chaînes télévisées. «Les annonceurs sont friands du format des vidéos publicitaires qui passent avant un documentaire sur le site, explique Ken Doctor, analyste chez le californien Outsell. Sur ce marché, la demande est plus élevée que l’offre. Du coup, le prix d’une annonce vidéo est trois ou quatre fois plus élevé que celui des autres publicités sur internet.»
Les vidéos délirantes de Vice ont su toucher un groupe démographique que les médias traditionnels n’avaient jamais réussi à atteindre. «Grâce à leur contenu décalé, ils ont conquis les millennials, cette génération qui a entre 18 et 35 ans et que les annonceurs s’arrachent, explique Rebecca Lieb. Personne n’a réussi à les séduire comme Vice. Il s’agit de personnes qui n’ont pas encore forgé des habitudes de consommation, et sont donc très influençables. Ils n’ont souvent pas d’enfants, ils sont plus libres de dépenser leur argent comme ils le souhaitent. C’est la cible que toute marque souhaite toucher.»
Les annonceurs se sont donc précipités pour exploiter l’aura publicitaire de Vice. La production de contenu sponsorisé est ainsi devenue l’une des principales sources de revenu de l’entreprise. Pour une somme généralement comprise entre 1 et 5 millions de dollars, une marque peut sponsoriser ses propres vidéos sur le site internet, donnant naissance à un produit mi-journalistique mi-publicitaire. La marque vestimentaire The North Face a, par exemple, financé une série de documentaires lors desquels les journalistes de Vice exploraient les régions les plus reculées de la planète. Intel a pour sa part financé des vidéos sur les nouvelles technologies pour plusieurs dizaines de millions de dollars par année.
Une valeur de 2,5 milliards de dollars
Face à ce succès, Disney, 21st Century Fox et Time Warner ont toutes approchés Vice pour s’approprier des parts de la compagnie. Time Warner a proposé d’acquérir une part minoritaire «significative», selon le «New York Times», dans le cadre d’une transaction qui valoriserait la compagnie à plus de 2 milliards de dollars. Rupert Murdoch, qui a acquis 5% de la société l’an passé en la valorisant à 1,5 milliard de dollars, aurait aussi proposé d’acquérir une part plus importante.
L’engouement autour de Vice s’est encore accéléré à la fin de l’été dernier. L’entreprise a fait les gros titres en levant 500 millions de dollars en l’espace d’une semaine. Elle a d’abord attiré à la fin août un apport de capitaux de 250 millions de dollars de A&E Networks, la chaîne de télévision câblée possédée par les groupes de médias Hearst et… Disney. Début septembre, Vice a engrangé un nouvel investissement d’un montant identique en provenance de Technology Crossover Ventures (TCV), le fonds d’investissement de la Silicon Valley qui avait financé Facebook et Netflix.
Ces investisseurs sont également attirés par une évolution récente du site. Soucieux de ne plus être perçu uniquement comme un média racoleur et superficiel, Vice a commencé à produire des reportages d’excellente qualité. En 2013, la plateforme a collaboré avec la chaîne câblée HBO et lancé son propre show de 12 épisodes. Lors de la dernière émission, Vice a réussi à organiser un match de basketball entre une équipe nord-coréenne et une équipe de NBA, auquel le leader coréen Kim Jong-un a pris part. Un exploit qui a fait la une des journaux de la planète. En août 2014, Vice a réalisé un documentaire de 42 minutes sur l’Etat islamique, lors duquel leurs journalistes ont intégré le groupe extrémiste en Syrie. La société a aussi lancé en décembre 2013 Vice News, une chaîne d’information presque classique sur YouTube.
Le magazine veut désormais lancer une véritable chaîne télévisée, d’où son envie de collaborer avec Time Warner, 21st Century Fox ou Disney. «Vice se rend compte que la télévision reste le meilleur moyen de toucher un maximum de personnes», explique Ken Doctor. Reste que «la collaboration entre Vice, une société ‘bad boy’, et des institutions plus traditionnelles pourrait être tumultueuse», glisse Rebecca Lieb. Et le hype est par définition un phénomène temporaire. Combien de temps Vice saura-t-il rester cool?
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Le meilleur et le pire de Vice
Le meilleur
Heavy Metal in Bagdad
Ce documentaire suit le groupe de métal irakien Acrassicauda entre 2003 et 2006. Ce type de rock a toujours été interdit au pays de Saddam Hussein. Le film retrace la lutte du groupe pour survivre dans ce pays en guerre. Fort.
Inside North Korea
Le mini-film retrace l’épopée de Shane Smith, CEO de Vice, pour visiter la Corée du Nord en 2008. Vice montre de rares images du pays communiste. Cette visite donnera naissance quelques années plus tard à la rencontre entre le basketteur Dennis Rodman et Kim Jong-un, qui a eu lieu en 2013.
Garbage Island: An Ocean Full of Plastic
Vice filme une île perdue au milieu du Pacifique, jonchée de détritus charriés par l’océan. Un documentaire écologique révélateur.
Le pire
On the Run with John McAffee
Lorsque le développeur informatique John McAffee est recherché en 2012 par la police du Belize en relation avec le meurtre d’un expatrié américain, il refuse de se faire interroger puis fuit au Belize et au Guatemala. Vice publie alors un article sur son site expliquant que ses journalistes sont en compagnie de John McAffee (en titrant «We are with John McAffee, Suckers»). Mais la publication du texte de Vice contient des métadonnées qui permettent à la police de localiser le criminel en fuite. Oups.
Getting High Injecting Snake Venom
Un reporter de Vice rencontre un homme qui s’injecte du venin de serpent depuis vingt ans, et qui jouirait d’une santé surhumaine. Pas particulièrement pertinent.
Westminster Dog Show… On Acid
Bradley Olson, un membre du service photo de Vice, se rend sous acide à un concours de beauté pour chiens. On le voit déambuler, moitié endormi, au milieu de la convention. Pitoyable et ennuyeux.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 5/2014).
