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La Suisse dans l’Europe, une affaire de langue

Si l’intégration de la Suisse dans l’Europe piétine, c’est aussi parce que les Alémaniques craignent de voir leur dialecte disparaître, écrasé sous la suprématie germanique. Pourquoi ne pas faire du Suisse allemand la langue officielle du pays?

Le débat en cours au parlement sur l’initiative «Oui à l’Europe» prend une tournure délicieusement helvétique. L’Europe? On y va sans y aller, on y pense sans trop y réfléchir, on dit ni oui ni non, mais bien au contraire… Cette semaine, le Conseil des Etats va sans aucun doute se rallier avec enthousiasme à ce surplace effréné.

«Normal!», rétorquerez-vous, puisque les députés représentent le peuple et que le peuple ne sait pas très bien que faire. D’accord, mais à ce point? Ne pourrait-on pas attendre de la part de nos politiciens un peu plus d’élévation de vue, l’ébauche d’une approximation même vague d’un destin autre que celui de boutiquiers cramponnés à leurs caisses enregistreuses? Peut-on vraiment laisser le p’tit Frey de Neuchâtel répandre dans les médias sa bonne conscience autosatisfaite comme si le bon peuple allait à jamais applaudir son allègre rondeur de perpétuel «neinsager»? Ou Couchepin distribuer doctement bons et mauvais points avec son assurance de premier de classe que rien ne saurait ébranler? Mine de rien, jour après jour, ces gens-là nous enveloppent dans leur médiocrité et finiront par faire de nous de vrais ploucs dans un pays qui a pourtant tourné la page rurale.

Un homme toutefois s’est distingué dans ce débat en insistant sur une des raisons profondes du malaise suisse. Il s’appelle Jacques Neirynck, intellectuel polyvalent, capable d’être prof à l’EPFL tout en écrivant des romans à thèse ou de profiter de sa retraite pour faire de la politique.

Au Conseil national comme dans une tribune libre de «dimanche.ch», il a fait remarquer que le débat sur l’Europe masque l’essentiel, le trouble de l’identité suisse-alémanique. «Les Romands, écrit-il, ne perdraient pas leur langue en entrant dans l’Union européenne tandis que ce serait le contraire pour les Alémaniques. Or les dialectes alémaniques définissent l’identité d’une nation. On persuadera les Alémaniques de rentrer dans l’Europe lorsque cette appréhension aura été prise au sérieux.»

Neirynck soit de quoi il parle: Belge d’origine, il a consacré un roman aux problèmes qui affaiblissent son pays natal («Le siège de Bruxelles», Desclée De Brouwer, 1996).

Ce problème de la schizophrénie linguistique des Alémanique qui se donnent constitutionnellement une langue officielle (le Hochdeutsch) qui n’est pas celle qu’ils parlent et qui, de surcroît, l’imposent, en raison de leur poids politique et économique, aux minorités franco- et italophones qui gravitent dans leur orbite est central pour l’avenir de la Suisse.

Un livre, récemment paru, permet de saisir l’importance de cette question. Il s’agit de «La création des identités nationales» d’Anne-Marie Thiesse (Ed. du Seuil, 1999) dont j’avais longuement rendu compte dans une page Eclairage du Temps, le 20 avril 1999.

En conclusion de mon article, je notais que la Suisse alémanique dispose théoriquement de tous les attributs d’une nation (elle est majoritaire dans un espace homogène) mais se prive d’un élément essentiel, la langue. Je me demandais si, pour débloquer la crise identitaire que cette situation anormale impose à tout le pays, la solution ne serait pas de faire d’un dialecte alémanique codifié en bonne et due forme la langue officielle et nationale à la place du Hochdeutsch. Les Pays-Bas s’étant flaminguisés, pourquoi la Suisse ne s’alémaniserait-elle pas?

Je le sais, l’histoire des Pays-Bas n’est pas celle de la Suisse, leur assurance identitaire date d’une époque où les Provinces Unies dominaient l’économie mondiale, ce qui n’a jamais été le cas de la Suisse alémanique que les tressautements identitaires allemands ont toujours terrifiée. De plus, ce sont les Alémaniques eux-mêmes qui doivent se prendre en main, nous ne pouvons le faire à leur place. Pis même, le manque de communication est tel en ce pays que nous ne pouvons même pas lancer le débat en suggérant quelques idées.

Comme celle-ci par exemple: puisque le dialecte tend à dominer la radio et la télévision alémaniques, pourquoi le «Blick», journal populaire pro-européen, ne lancerait-il pas une édition en dialecte? Cela dégagerait le terrain et contribuerait à la disparition de cette malheureuse schizophrénie linguistique.