KAPITAL

Les enjeux du showbiz bovin

L’engouement pour les concours de vaches et combats d’Hérens génère des millions de francs. L’industrie touristique en profite et certaines bêtes se vendent à prix d’or.

La Suisse, pays où les vaches sont reines. Un cliché poussiéreux? Pas vraiment. Les reines, comme on les appelle justement dans le milieu, celles des concours de beauté et des arènes, déchaînent les passions. Chaque année, la finale des combats de vaches d’Hérens, qui a lieu à Aproz, en Valais, est plus suivie par les téléspectateurs romands qu’un Grand Prix de Formule 1, tandis que les foires et salons, certains de renommée mondiale, constituent des vitrines de choix pour les éleveurs. Sur ce marché lucratif se retrouvent professionnels du secteur agricole, acteurs du tourisme, et aussi des passionnés qui n’hésitent pas à débourser des dizaines de milliers de francs pour acquérir leur reine de cœur.

Les belliqueuses vaches d’Hérens sont les plus suivies. Le 11 mai dernier, plus de 191’000 personnes ont regardé la finale nationale des combats de reines, propres à cette race, en direct sur la RTS et — pour la première fois — sur SRF. Près de 12’000 spectateurs ont en outre acclamé les gladiatrices sur place. Les différents combats qui ont eu lieu dans le canton en 2014 ont attiré 30’000 aficionados venus de partout: l’entreprise genevoise Devillard, active dans les solutions d’impression et l’informatique, qui fait partie des quatre sponsors principaux de la finale depuis 2006, y invite notamment ses clients genevois et lausannois pour leur faire découvrir cette «tradition locale» qui mêle «passion et authenticité», indique la directrice de la communication Nathalie Castant.

Des milliers de visiteurs se pressent aussi pour assister aux inalpes (montées à l’alpage) du mois de juin, durant lesquelles les bêtes se battent spontanément, aux combats sur les pâturages ou encore aux désalpes qui voient défiler les reines. Cette ferveur profite au secteur touristique valaisan, et par extension au canton dans son ensemble.

«Les nombreux événements liés aux reines d’Hérens jouissent d’une grande popularité et constituent un élément d’attrait important pour le Valais, à tous les niveaux», explique le directeur de Valais/Wallis Promotion, Damian Constantin. Il indique cependant qu’il est «difficile d’établir une corrélation directe avec l’évolution des nuitées». Les vaches d’Hérens font partie intégrante de la communication de Valais/Wallis Promotion, qui souhaite d’ailleurs développer davantage l’offre agrotouristique.

Tous veulent surfer sur l’emballement autour des «noires». Pour faire la promotion du Val d’Hérens, Thyon-Région Tourisme a récemment installé une caméra embarquée GoPro sur le dos d’une vache pour filmer un combat. Le résultat, visible sur YouTube, est impressionnant, même si le nombre de vues l’est moins. L’initiative de Nendaz Tourisme baptisée «T’alpes où les vaches?» propose, de son côté, des forfaits touristiques pour vivre des inalpes de l’intérieur, en collaboration avec les paysans et des hôtels de la région. Un premier package a été lancé cette année avec le Chalet Royal, à Veysonnaz. «L’objectif est d’attirer des visiteurs de l’extérieur du canton», précise l’initiateur du projet Gaëtan Fournier.

Les éleveurs, dans tout ça? Le secteur agricole profite de la fascination pour les «Hérens» dans des proportions, là aussi, difficiles à établir précisément. Tout d’abord via les bénéfices réalisés par les combats en tant que tels: «Budgétée à environ un million, la finale rapporte à peu près 200 000 francs de bénéfices, ensuite utilisés pour des projets ou activités agricoles», relate Alain Alter, président de la Fédération d’élevage de la race d’Hérens, co-organisatrice de l’événement avec les syndicats d’élevage. Il souligne que ce résultat n’est possible que grâce aux bénévoles — 400 en 2014 — et varie de 10 à 20% selon la météo.

Les événements organisés autour de la vache d’Hérens permettent aussi de mettre en valeur les produits de la race, notamment ceux labellisés comme la Raclette du Valais AOP, la viande séchée du Valais IGP ou encore la viande «Fleur d’Hérens».

Les propriétaires des combattantes victorieuses ne touchent pas grand-chose, moins de 1000 francs lors de la finale, en plus de la traditionnelle «sonnette», une cloche de vache honorifique. Mais il se dit que les reines les plus vaillantes se vendent jusqu’à 50’000 francs alors que la valeur de boucherie d’une adulte non primée est d’environ 2000 à 2500 francs. Ce chiffre, tout le monde en a entendu parler, mais personne ne le confirme.

«Certains évoquent même 80’000 francs, seulement je n’y crois pas», coupe Gaëtan Meunier. Cet éleveur de vaches d’Hérens à Fully a remporté la finale en 2006 avec Rebelle: «Je n’ai pas reçu énormément d’offres, et si quelqu’un m’avait proposé ces tarifs, j’aurais vendu instantanément!»

«Il n’y a que deux personnes qui connaissent le prix, l’acheteur et le vendeur», sourit Jean-Jacques Zufferey, chef de l’Office de l’économie animale au Service de l’agriculture du Valais. Or, ils se montrent peu loquaces. Le Vaudois Patrick Perroud, boucher et propriétaire de vaches d’Hérens qui a fait l’acquisition de Frégate juste avant sa victoire à Aproz cette année, reste discret: «Des reines à 50’000 francs? C’est possible, mais je n’en sais rien. Moi, je ne l’ai pas achetée à ce tarif-là.» Ce passionné s’est offert la lutteuse «pour ses 40 ans». «Il y en a qui font du foot, moi j’aime les reines.»

Tout le monde s’accorde en tout cas sur un point: élever des Hérens uniquement «pour la corne» n’est pas rentable. «Financièrement, je gagnerais plus en ne faisant pas de combats», dit l’éleveur Gaëtan Meunier. Les reines nécessitent une préparation spéciale et produisent moins de lait. Par ailleurs, le «grain» ne se transmet que faiblement par les gènes: le taux d’héritabilité pour le combat est de moins de 10%, selon Jean-Jacques Zufferey, du Service de l’agriculture.

Surtout, les éleveurs ne peuvent pas compter sur un éventuel pactole. «Des reines qui s’échangent à plus de 10’000 ou 20’000 francs, pour autant que cela existe, il y en a maximum dix par an, note Jean-Jacques Zufferey. Et ce n’est rien à côté des prix atteints par les meilleures vaches d’autres races.»

Car il n’y a pas que les reines d’Hérens qui sont courtisées. Celles des concours acquièrent également beaucoup de valeur. Celui de la foire agricole Swiss Expo à Lausanne est particulièrement prisé. Plus de 1000 vaches et génisses parmi les huit principales races productives de lait ont défilé cette année et 23’000 visiteurs ont afflué au salon, ce qui en fait le premier rendez-vous européen pour les professionnels de l’élevage. Le titre convoité est celui de championne de race.

«Aux Etats-Unis, certaines bêtes de concours se vendent entre 500’000 et un million de dollars, révèle le responsable de Swiss Expo Jacques Rey. En Suisse, c’est plutôt 50’000 francs. Les Holstein sont celles qui atteignent les prix les plus élevés.» Qui achète à de tels tarifs? «Il y a une demande de la part de tous ceux qui investissent dans la génétique et recherchent les vaches et taureaux les plus performants. La Suisse est à la pointe et les éleveurs bénéficient d’une renommée mondiale. Le bœuf Simmental, par exemple, développé par les Suisses, possède la plus grande population du monde. Il y a aussi des passionnés, des industriels, qui investissent comme dans les chevaux et à qui cela procure des sensations fortes.»

Les éleveurs peuvent céder leur championne pour des gains immédiats ou la conserver et espérer en tirer des revenus sur le long terme, d’une part, en entretenant un cheptel productif, et, d’autre part, en commercialisant les semences et les taureaux.

L’entreprise genevoise de génétique bovine Select Star, numéro deux du marché helvétique derrière Swissgenetics, réalise ainsi des accouplements avec les vaches des éleveurs en leur promettant d’acheter ensuite le taureau. Les prix vont de 5000 à 7500 francs environ, selon Frank Baumgartner, généticien de la société: «En sachant que toutes les reines d’exposition ne sont pas forcément des bonnes mères à taureau.»

Select Star propose aussi aux éleveurs de toucher un pourcentage sur les ventes des semences, des royalties en quelque sorte. Dans ce cas, le taureau est acheté moins cher. «La majorité vend au prix fort, et certains éleveurs suisses ont gagné beaucoup en spéculant.» Le pari est risqué si le taureau déçoit.

Christian Menoud, éleveur fribourgeois habitué des concours, a vu sa Red Holstein baptisée «Plattery Savard Rénita» remporter le titre de sa catégorie et Suprême celui des races laitières à Lausanne cette année. Il ne cherche «pas tellement» à se séparer de ses vaches sacrées: «Elles ont plus de valeur si on les conserve.»

L’éleveur vend ses taureaux à l’insémination et commercialise également des semences. Les championnes sont traitées «comme les autres, elles continuent à produire». Quant aux distinctions, elles font de la «publicité pour l’élevage et permettent de se faire un nom». Un éleveur peut-il vivre uniquement de la génétique et des concours? «Aux Etats-Unis, peut-être, en Suisse non.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.