KAPITAL

Les pionniers des nouveaux marchés

Impression 3D, boissons bio, e-cigarette: des PME romandes explorent des secteurs en plein essor, pas encore dominés par les grands groupes. Analyse et portraits.

Ces deux étudiants genevois auront été plus rapides que Hewlett Packard: ils ont lancé leur première imprimante 3D avant la multinationale américaine, qui dispose pourtant d’un budget annuel en recherche et développement de plus de trois milliards de dollars. Depuis la fondation de leur société 3Dfunlab en 2013, Mark Vujicic et Alexandre Perez ont écoulé plus d’une quinzaine de machines, alors HP ne prévoit de présenter son premier modèle que cette année. Il n’est pas rare que de jeunes pousses investissent de nouveaux marchés avant les géants du secteur. Impression 3D, mais aussi boissons bio ou cigarette électronique: autant de domaines prometteurs dans lesquels de petits entrepreneurs romands se profilent.

«Souvent, les groupes industriels sont organisés de façon rigide, analyse Julien Pache, responsable des opérations au sein de la plateforme suisse d’investissement pour start-up Investiere. Le département de recherche et développement peine à innover car les processus en place l’ankylosent et rendent difficile de penser en dehors des chemins tracés. De plus, les leaders établis de certains secteurs courent le risque de cannibaliser leur propre marché en commercialisant des produits innovants.» Par rapport aux géants, les petites sociétés ont l’avantage de pouvoir «se retourner» plus rapidement, ajoute Julien Pache: «Elles peuvent modifier plus facilement un produit qui ne marche pas et le tester de manière plus flexible avant d’investir de manière lourde.»

Dans l’imprimante 3D, le marché est pour l’heure fragmenté, avec beaucoup de concurrents. Il ne devrait pas le rester longtemps. Les principaux fabricants, tels les américains Stratasys et 3D Systems, multiplient les rachats de rivaux de moindre taille. HP, de son côté, compte bien rattraper son retard avec des machines plus rapides, moins chères et de meilleure qualité pour le grand public. «A terme, on peut imaginer qu’il n’y aura plus que deux ou trois concurrents», anticipe Lucien Hirschi, l’un des premiers à s’être lancé dans l’impression 3D en Suisse romande. Sa société Zedax, basée à La Neuveville (BE), réalise des impressions 3D pour les professionnels et commercialise des imprimantes haut de gamme Stratasys. Le business est lucratif: «Notre croissance annuelle oscille entre 10 et 20%.»

Pas étonnant, lorsque l’on sait que le marché global de l’impression 3D croît de plus de 25% par an depuis 25 ans, selon l’analyste spécialisé Wohlers Associates. En 2012, il a encore progressé de 28,6%, à 1,9 milliard de francs. La croissance est particulièrement forte pour les ventes d’imprimantes «personnelles» à moins de 5000 dollars (+346% chaque année entre 2008 et 2011!), soit le segment de 3Dfunlab.

L’e-cigarette, marché fumant

Un autre secteur grandit à toute vitesse et attire les convoitises: celui de la cigarette électronique. Au premier semestre 2013, la Suisse comptait 1% de vapoteurs de plus de 15 ans, soit plus de 65’000 adeptes, selon l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Un chiffre qui a probablement gonflé depuis. Les ventes mondiales ont atteint 3,1 milliards de francs en 2013 et pourraient grimper à 4,4 milliards de francs cette année, selon les estimations de Shane MacGuill, analyste du tabac au sein du cabinet de recherche Euromonitor International.

En Suisse, les e-cigarettes entrent dans le champ d’application de la loi sur les denrées alimentaires et sont considérées comme des objets usuels. Elles peuvent être vendues librement, mais les liquides nicotinés sont pour l’heure interdits. Une pléthore de micro-entreprises se sont créées pour en profiter. Même Eric Stauffer, président du Mouvement citoyens genevois, s’y est mis. «Les revendeurs poussent comme les champignons après la pluie», observe Jean-François Etter, professeur associé à l’Institut de santé globale de l’Université de Genève, qui a publié plusieurs ouvrages sur l’e-cigarette. La plupart des commerçants ne possèdent qu’un site web. Quelques uns ont parié sur l’ouverture de boutiques.

Ils se fournissent en Chine pour les pièces et accessoires, où se trouvent les fabricants. Car là aussi, les acteurs traditionnels de l’industrie, tels les américains Philip Morris et Lorillard (Kent, Newport), ont calé au démarrage. «Peut-être qu’ils n’y croyaient pas, avance Jean-François Etter. L’industrie du tabac est très conservatrice et se reposait sur un modèle qui fonctionnait jusque-là, mais qui est aujourd’hui obsolète.» Le spécialiste considère que d’ici la fin de la décennie, la moitié du marché de la cigarette aura passé en version électronique ou à d’autres technologies alternatives à la combustion.

Comme dans l’impression 3D, cependant, les multinationales entendent rétablir leur souveraineté sur ce terrain qui leur échappe, entre rachats de fabricants et de brevets. British American Tobacco a lancé l’an dernier sa marque d’e-cigarette, Vype, après l’acquisition du britannique CN Creative, et envisage d’en proposer une autre dès 2015. Même stratégie du côté de Lorillard, qui a racheté Blu eCigs en 2012, puis Skycig en 2013. Philip Morris veut rejoindre la mêlée en 2014. «Les grands groupes n’innovent pas, analyse Jean-François Etter. Dans la panique et dans l’urgence, ils se sont mis à accumuler les rachats. Une seule idée les obsède: ne pas finir comme Kodak, qui a fait faillite après avoir manqué le passage de la photo argentique au numérique.»

Commerçants menacés

S’il parvient à ses fins, le secteur du «Big Tobacco» pourrait bien causer la perte des petits distributeurs romands qui se sont précipités dans la brèche. «Le paysage actuel ne va pas survivre, estime Jean-François Etter. Les plus grandes compagnies vont s’entendre avec les fonctionnaires qui rédigent les réglementations pour élever les barrières à l’entrée, en limitant les arômes ou en demandant de fournir la preuve de l’innocuité du produit. Il s’agit d’une stratégie bien rôdée qui va probablement s’appliquer ici afin d’éliminer la concurrence.»

Elle semble déjà à l’œuvre. Les cigarettiers anglo-saxons sont accusés par les vapoteurs de faire pression au niveau politique afin que les cadres juridiques soient adaptés aux modèles qu’ils développent. «Ils veulent que ça ressemble à du tabac, ironise Julian Solomon, fondateur des boutiques romandes E-vape Shop. Leur but est que l’on puisse choisir la même cigarette qu’actuellement, mais en version électronique. Ils tentent de bloquer le marché.» Même si elle n’est pas allée aussi loin que certains défenseurs de l’e-cigarette le craignaient, par exemple en interdisant les modèles rechargeables, la nouvelle directive européenne sur le tabac adoptée en mars dernier par l’Union européenne pose déjà des restrictions.

En Suisse, l’e-cigarette devrait à l’avenir être soumise aux mêmes règles que les cigarettes traditionnelles. Le projet de nouvelle loi sur les produits du tabac qui vient d’être mis en consultation va dans ce sens. Le Conseil fédéral a également proposé d’autoriser la vente de liquides nicotinés dans le pays.

L’essor des boissons bio

Nettement moins toxiques que les cigarettes, les boissons bio ne suscitent pas autant de passions. Leur potentiel n’en est pas moins impressionnant. En 2011, la firme de recherche Marketsandmarkets annonçait une croissance du marché des aliments bio de 12,8% entre 2010 et 2015, à 92 milliards de francs, avec une hausse 2% plus élevée pour les boissons, qui représentent 13% du total. Coop, qui commercialise des boissons bio depuis bientôt vingt ans, a enregistré une augmentation des ventes de 20% l’an dernier. «La part de marché des boissons bio reste encore plutôt réduite», précise toutefois Ramón Gander, porte-parole.

Le marché suisse est atomisé, occupé surtout par de petites sociétés, ou par les marques des distributeurs eux-mêmes. Plusieurs PME romandes s’y sont attaquées, à l’image de Spiralps en Valais, Baïlo Gingembre dans le Jura ou Beodrinx dans le canton de Fribourg. «Il est vraiment possible de croître dans ce créneau», se réjouit Umberto Leonetti, fondateur de Beodrinx, qui commercialise jus de fruit et thé froid bio et dont les ventes sont au beau fixe. Il a remplacé le sucre par la stévia, un édulcorant naturel, ce que personne n’avait fait avant lui dans les boissons, en Suisse en tout cas: «Je pense que d’ici à dix ans, ça va vraiment se généraliser.» Gageons que les géants du secteur seront de la partie.
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TEMOIGNAGES

«J’ai senti qu’il y avait un besoin pour des boissons saines»

La société Beodrinx a été la première à vendre en Suisse du thé froid à base de stévia, un substitut naturel du sucre.

Dans les rayons du distributeur Manor à Genève, les bouteilles Beodrinx trônent au-dessous de celles de Lipton. Les deux contiennent du thé froid, mais une différence les sépare: en plus d’être préparé à base d’ingrédients naturels, le thé de la marque Beodrinx (anciennement Biodrinks), basée à Morat (FR), ne renferme que 9 calories par 100 ml, contre jusqu’à trois fois plus pour celui de la multinationale britannique. Au goût, pourtant, le «niceT» de Beodrinx ne ressemble pas à du light. Un exploit accompli grâce à l’utilisation d’extrait de stévia (glycoside de stévia), une plante au pouvoir édulcorant 300 fois plus élevé que le sucre raffiné, que Beodrinx a été la première entreprise à intégrer dans des boissons en Suisse.

«A nos débuts, en 2007, nous étions sur un créneau vierge», se souvient le fondateur Umberto Leonetti, qui a travaillé dans la construction, l’informatique et le sport. Il a eu son eurêka sur son VTT. «Lors de sorties de plusieurs heures, on ne peut pas boire que de l’eau. Il m’arrivait d’acheter des boissons isotoniques (Gatorade, Isostar), mais en lisant les ingrédients, un jour, j’ai réalisé que je ne savais pas ce que j’avalais! J’ai senti qu’il y avait un besoin car en matière de boissons, il n’y a rien de sain. Même dans les produits bio, il y a du sucre.»

Il lui faut six ans pour mettre au point sa potion. Le défi principal: la stévia possède une saveur de réglisse difficile à gommer. Un arrière-goût sur lequel l’industrie s’est cassé les dents. «Nous n’avons pas de solution satisfaisante pour masquer cette amertume», lâchait en 2010 le responsable de la communication de Ricola dans «L’Agefi». Coop et Migros tenaient le même discours. Umberto Leonetti a trouvé la solution seul dans sa cuisine: «J’ai développé un palais, comme pour le vin.»

Beodrinx emploie désormais sept personnes et croît rapidement. Une filiale vient d’ouvrir en Allemagne et des discussions sont en cours pour être distribué par Coop. «Nos ventes ont doublé en 2013 et, au premier trimestre 2014, nous avons déjà atteint la moitié du volume de l’an dernier», précise l’entrepreneur, pour qui le rachat ne constitue pas un objectif. En plus du thé froid, la société commercialise des jus de fruits bio baptisés «Trezor» (sans stévia). Les deux sont produits en Suisse. Prix: 1,95 franc le thé froid de 0,5 dl et 3,70 francs le smoothie de 0,25 dl.

La concurrence émerge, mais lentement. Coca-Cola, par exemple, a lancé en 2013 une boisson à la stévia en Amérique du Sud, Coca-Cola Life, qui pourrait arriver en Europe en 2014. Elle affiche deux fois plus de calories que le thé de Beodrinx. «Ces marques portent la confusion car elles utilisent un peu de stévia mais ne réduisent le sucre que de 30 ou 50%.» Ce qui est effectivement le cas pour Coca-Cola Life.

Une bataille reste à gagner: pour l’heure, le «niceT» n’est pas reconnu comme bio en Suisse, la faute au glycoside de stévia. Considéré comme un additif, l’extrait de plante ne figure pas dans l’ordonnance sur l’agriculture biologique et la désignation des produits et des denrées alimentaires biologiques. «C’est quand même incroyable, s’agace Umberto Leonetti. On connaît l’impact négatif des boissons sucrées sur la santé. Il serait temps de les combattre plus fortement.»
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«Il faut être prêt à perdre un peu d’argent»

Julian Solomon est l’un des rares revendeurs d’e-cigarettes à posséder des boutiques dans les rues de Suisse romande.

«C’est bestial!» Julian Solomon exhale une épaisse fumée blanche. L’entrepreneur de 44 ans ne jure plus que par la cigarette électronique. Ex-fumeur de tabac, il a été tellement convaincu par le vapotage qu’il a lancé sa propre société, E-vape Shop. Contrairement à la majorité des entreprises romandes qui se sont ruées sur ce marché en plein boom, il a misé sur des points de vente physiques et non pas uniquement sur le e-commerce. Une première boutique a ouvert en octobre 2013 à Genève, à la rue… du Cendrier. Deux autres ont suivi à Neuchâtel et Lausanne, puis une nouvelle au bout du Léman. La société se fournit en Chine pour les pièces et dans le monde entier pour les liquides.

Le Genevois, qui n’en est pas à son coup d’essai (il a notamment fondé l’entreprise de sushis Ekaï), a investi en fonds propres. La PME compte sept collaborateurs. Les affaires sont bonnes, mais pas exceptionnelles, à en croire Jérôme Crettaz, qui gère les magasins: «On a démarré très fort avec Noël, mais le soufflé est retombé depuis le début 2014.» Julian Solomon acquiesce: «Il ne s’agit de loin pas d’une mine d’or. Il faut être extrêmement rigoureux. Les marges ne sont pas plus élevées qu’ailleurs.»

Les deux hommes n’en sont pas moins ambitieux: ils visent l’ouverture de quinze magasins. La nouvelle loi sur les produits du tabac mise en consultation récemment devrait favoriser les affaires de Julian Salomon, puisque le Conseil fédéral propose d’autoriser la vente de liquides nicotinés en Suisse, ce que l’entrepreneur réclamait. Et même si les cigarettes électroniques seront soumises aux mêmes règles que celles avec tabac, elles resteront a priori exemptées de taxe. De toute manière, les risques n’affolent pas Julian Salomon: «Il faut toujours être prêt à perdre un peu d’argent.»
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«Nous ne considérons pas les grands groupes comme des concurrents»

Mark Vujicic et Alexandre Perez, deux étudiants, commercialisent leurs propres imprimantes 3D.

Ils sont un peu les Steve Jobs et Steve Wozniak de l’impression 3D en Suisse. Mark Vujicic et Alexandre Perez commercialisent leurs propres machines. Comme les cofondateurs d’Apple, ils ont tout fait de leurs mains. Mark, étudiant en génie mécanique à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (Hepia), a d’abord fabriqué une imprimante 3D pour créer un sèche-cheveux pour sa femme. Avant de se prendre au jeu et d’être rejoint par Alexandre, étudiant en microtechnique, et de fonder 3Dfunlab en 2013. La femme de Mark se charge de l’administration.

Ils ont vendu plus d’une quinzaine d’imprimantes, à des instituts de recherche et de formation. Les trois modèles coûtent entre 2990 et 6490 francs. «Nous ciblons ceux qui souhaitent imprimer des pièces courantes ou des prototypes», explique Mark Vujicic. La société développe aussi l’impression de chocolat, le bioprinting et une machine à recycler. Les faibles marges dégagées ne permettent pas aux deux associés de vivre de cette activité.

Comment la start-up réagira-t-elle lorsque les imprimantes de colosses comme Hewlett-Packard, qui prévoit de commercialiser son premier modèle cette année, s’achèteront à bas coût en magasin? «Cela peut paraître fou, mais nous ne considérons pas les grands groupes comme des concurrents. Notre mentalité est différente. Nous voulons proposer plus qu’un outil. A l’achat d’une imprimante, nous offrons par exemple deux heures de formation.» Les avances d’investisseurs ont été repoussées: «Ils veulent vendre de la quantité, nous voulons vendre de la qualité.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.