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L’espace s’ouvre au tourisme

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C’est une course contre-la montre qui s’est engagée. Objectif: devenir la première compagnie privée à envoyer régulièrement des touristes dans l’espace. La compétition pour ce titre prestigieux met aux prises une dizaine d’acteurs, dont trois se démarquent clairement: l’entrepreneur star britannique Richard Branson et sa société Virgin Galactic, le fondateur d’Amazon Jeff Bezos avec son projet Blue Origin, ainsi que la société américano-néerlandaise XCOR. De son côté, le trublion Elon Musk, fondateur de PayPal et des voitures électriques Tesla, n’est pas en reste avec sa compagnie SpaceX, mais il vise lui en priorité le transport d’astronautes.

Les dates annoncées pour les premiers lancements sont sans cesse repoussées. A ce petit jeu, Richard Branson est devenu un maître, lui qui planifiait un premier vol habité pour… 2009. Il table désormais sur cette année. A défaut de voler, le temps écoulé lui a suffi à faire valoriser à 1 milliard de dollars sa société, fondée il y a dix ans. Cela grâce à ses propres investissements et la vente de billets, mais surtout la prise de participation du fonds émirati Aabar dans le projet, à hauteur de près de 400 millions de dollars.

«Quelque 660 personnes ont déjà pris leur billet pour embarquer sur le vaisseau SpaceShipTwo de Virgin Galactic, explique Jean-Luc Wibaux, directeur de l’agence Un ticket pour l’espace à Paris. Les clients européens sont souvent des passionnés, qui ne sont pas forcément des milliardaires. Les Américains, eux, veulent davantage faire partie d’un club, en se retrouvant pour faire du networking. Pour eux, l’espace, c’est un peu le nouveau golf.»

250’000 dollars: c’est le prix à payer à Virgin Galactic pour pouvoir expérimenter l’apesanteur durant quelques minutes, à un peu plus de 100 km d’altitude. Soit juste au-dessus de la «ligne de Karman», délimitant la frontière de l’espace. La Station spatiale internationale (ISS), qui accueille aujourd’hui les astronautes professionnels, se trouve quant à elle à une altitude quatre fois plus élevée. En attendant de lancer un premier vol suborbital, la concurrence sur Terre est féroce. Elle se joue aussi sur la sémantique et l’intimidation: star montante de la Silicon Valley, Elon Musk a récemment écrit qu’il était plus probable de «découvrir des licornes» que de voir son rival Jeff Bezos parvenir à rejoindre l’ISS à bord d’un vaisseau spatial…

Dans l’ombre de Branson

Chaque projet développe jalousement sa propre approche du tourisme spatial. Ainsi, le SpaceShipTwo de Virgin Galactic, qui pourra accueillir six personnes en plus des deux pilotes, sera d’abord attaché sous un avion-porteur, le White Knight Two, avant d’être lâché à 15 km d’altitude pour rejoindre de manière autonome la ligne de Karman. Le voyage a une durée totale prévue de 2h30, à une vitesse atteignant Mach 4 (quatre fois la vitesse du son).

La base spatiale de Virgin Galactic, qui emploie quelque 250 personnes, se situe dans le désert de Mojave au Nouveau-Mexique, un Etat en train de devenir le hub de la nouvelle industrie spatiale. «La compagnie développe deux avions-porteurs et cinq navettes», précise Jean-Luc Wibaux. Un premier test en avril dernier a permis à SpaceShip Two de s’envoler une première fois, mais pendant moins de vingt secondes seulement…

Juste en face, le plus sérieux concurrent de Virgin Galactic, XCOR, en est encore à la phase d’assemblage de son vaisseau, le «Lynx». Au contraire du navire de Branson, celui-ci n’est pas propulsé par un avion-porteur: il s’agit d’une seule navette spatiale comprenant quatre moteurs-fusées, mais qui décollera à la manière d’un avion et sera également réutilisable. Le Lynx ne pourra en revanche accueillir qu’un seul passager, outre le pilote. L’heureux élu devra débourser 100’000 dollars, pour une durée de voyage de trente minutes.

Pour l’heure, la firme a assemblé quelque 13 moteurs, et réalisé plus de 4’000 mises à feu. «Comme Virgin Galactic, ils ont annoncé leur premier vol touristique pour le troisième trimestre de cette année. A mon avis, ils sont crédibles, car ils font beaucoup moins de buzz gratuit que Richard Branson, et se montrent généralement très réfléchis avant de faire une annonce. C’est une approche plus mesurée, même s’ils sont au coude-à-coude», estime Chad Anderson, responsable des opérations européennes du réseau américain Space Angels Network, qui promeut l’investissement dans l’industrie spatiale.

«Sur la date, je laisserai à Sir Branson le soin d’assumer ses démarches marketing, note pour sa part Jean-Luc Wibaux. C’est un moteur révolutionnaire, qui nécessite beaucoup de tests. Il y a six ans, quand j’annonçais 2015 comme date probable pour le premier lancement, on me traitait de pessimiste. Mais on s’achemine vers cela.»

De son côté, le patron d’Amazon, Jeff Bezos, prend lui aussi le contre-pied de Richard Branson en matière de communication, et conserve une discrétion quasi absolue sur son vaisseau, le New Shepard. Aucune date de lancement n’a été communiquée. Tout au plus sait-on que la navette sera elle aussi réutilisable. En 2011, un premier engin — sans personne à bord — a explosé en vol lors d’un test, signe de la difficulté de la tâche. «Le contexte actuel est très concurrentiel. Il met aux prises plusieurs projets phares», souligne Michael Lopez-Alegria, ancien astronaute de la NASA et ex-commandant de la Station spatiale internationale.

La sécurité en question

Quelle est la taille de ce marché en germe? En 2012, Tauri Group, un cabinet d’études spécialisé dans l’industrie spatiale, évaluait le nombre de clients à quelque 8’000 personnes au minimum. «Si les premiers projets décollent prochainement, le marché des vols suborbitaux devrait atteindre 600 millions de dollars sur la prochaine décennie, estime Michael Lopez-Alegria. Mais il y a un potentiel beaucoup plus grand encore.»

Plusieurs obstacles doivent encore être levés pour y parvenir. A commencer par la réglementation: aux Etats-Unis, c’est l’Agence fédérale d’aviation américaine (FAA) qui décerne la certification de voler. Elle exige pour cela au moins une vingtaine de tests de propulsion. En Europe, la situation est encore moins avancée, puisqu’il n’y a à l’heure actuelle aucune instance officielle de réglementation des vols spatiaux privés.

A l’origine des nombreux retards, les constructeurs veulent se prémunir de toute possibilité d’échec de leur premier lancement, qui pourrait tuer le marché dans l’œuf. Car l’espace reste un environnement dangereux, et y envoyer des amateurs requiert de nombreux garde-fous. «La sécurité a un coût élevé. On veut démocratiser une industrie, comme easyJet a pu le faire par le passé dans l’aérien. Mais easyJet n’est pas moins sûre que Swiss, car ce sont les mêmes appareils standards. Là, il faut développer des technologies spécifiques. Un premier ratage, avec un seul passager, et le développement de tout ce business tombe à l’eau», souligne Lino de Faveri, responsable des affaires industrielles à la division spatiale de la Confédération.

Le risque vient en particulier des moteurs-fusées des navettes spatiales: au contraire des moteurs à réaction, ceux-ci consomment du carburant embarqué à bord, car l’oxygène est trop rare pour une propulsion «classique» au-delà de 100 km d’altitude. Un système hautement explosif… Avant même d’avoir pu envoyer un touriste dans l’espace, l’industrie est déjà endeuillée: en 2007, l’explosion d’un moteur au sol a provoqué trois décès sur le site d’assemblage de Virgin Galactic. «Avec les fusées, vous ne pouvez pas recoller les morceaux. Soit vous y arrivez du premier coup, soit vous êtes foutu», a récemment déclaré Elon Musk. De son côté, Richard Branson concédait récemment dans un entretien sur BBC que le voyage suborbital ne «serait pas pour les plus faibles d’entre nous».

Avant de s’embarquer sur ce grand huit cosmique, chaque passager devra suivre un entraînement intensif. «Après trois jours de simulation, ils pourront décider s’ils y vont ou non», explique Jean-Luc Wibaux de l’agence Un ticket pour l’espace. A défaut, les «plus faibles» pourront toujours se rabattre sur des projets moins vertigineux, comme celui de dirigeable de haute altitude des Espagnols de «zero2infinity», une société basée à Barcelone qui veut atteindre l’espace de cette manière.

Le public laisse la place au privé

Malgré toute la bonne volonté de Richard Branson, ses passagers ne seront pas les premiers «touristes de l’espace». Ils rejoindront les sept millionnaires qui se sont déjà offert un séjour à bord de la Station spatiale internationale depuis 2001, comme l’Américain Dennis Tito ou le fondateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté. Cette offre n’étant désormais plus disponible, le privé prend le relais. Au-delà du tourisme, c’est toute une industrie qui s’ouvre à de nouveaux acteurs, à l’ombre de la NASA et autres vaisseaux Soyouz. La nouvelle conquête spatiale est lancée, d’abord pour des raisons financières: sous Obama, le gouvernement américain a coupé drastiquement dans le budget public spatial. Les navettes à destination de l’ISS, comme Columbia, ont historiquement coûté extrêmement cher. La NASA veut désormais pouvoir mandater des entreprises privées, qui auront acquis la capacité de lancer des vaisseaux dans l’espace.

Ce «vide» à combler a naturellement attiré les entrepreneurs de la Silicon Valley, comme Musk ou Bezos, jeunes, fortunés et avides de nouveaux défis. «Comme ce fut le cas dans d’autres secteurs, le gouvernement a montré la voie en ouvrant de nouvelles frontières. Nous sommes dans cette période de transition», estime Michael Lopez-Alegria. L’ancien astronaute, recordman américain de la plus longue navigation spatiale (215 jours), pilote à présent la Commercial Spaceflight Federation, qui représente justement les intérêts de cette nouvelle industrie spatiale privée à Washington. Fédérant quelque 50 membres — dont Virgin Galactic, Blue Origin, XCOR ou encore SpaceX –, cette organisation fait du lobbying pour rendre crédible cette alternative, qui reste encore très largement une industrie «de papier» aux yeux des vieux routards de l’espace.

«Au-delà de la concurrence que se livrent nos membres, nous constituons une grande famille, avec un agenda commun, poursuit Michael Lopez-Alegria. Pour que le marché du transport spatial perce un jour, il faut aussi qu’il y ait de la collaboration et du partage de savoir-faire.
Par ailleurs, nous avons besoin de nouvelles lois pour ce marché. Les jeunes espoirs de l’industrie spatiale militent ensemble pour trouver un équilibre, ajoute Chad Anderson: «La réglementation ne doit pas être si sévère qu’elle empêche tout le monde de voler, mais pas non plus si laxiste qu’elle permette à n’importe qui de le faire…»

SpaceX, la plus ambitieuse

Derrière le tourisme, ces nouveaux acteurs creusent déjà de multiples autres utilisations pour leurs futures navettes. Par exemple, les scientifiques devraient être intéressés par une démocratisation de l’accès à l’espace, qui leur permettra de poursuivre leurs recherches en basse orbite à moindre coût. Certaines sociétés, comme XCOR ou les Suisses de S3, rêvent également de remplacer à terme les avions standards par ces navettes: passer par l’orbite basse mettrait Hong Kong à une heure et demie de Londres… La compagnie KLM est d’ailleurs déjà partenaire de XCOR.

De son côté, la firme américaine Bigelow Aerospace a développé un système de capsules gonflables qui pourraient remplacer l’ISS: «Aujourd’hui, dans la station, il n’y a que trois Russes, deux Américains et un astronaute originaire d’un autre pays. Il faut ouvrir la présence scientifique dans l’espace à d’autres nationalités, via ce genre de projets», estime Chad Anderson. Le projet de Bigelow serait également ouvert aux touristes, en leur proposant de véritables «motels de l’espace».

Mais l’entrepreneur spatial le plus ambitieux, vers lequel tous les regards convergent actuellement, reste Elon Musk à la tête de SpaceX. Non contente d’avoir été la première compagnie privée de l’histoire à mettre en orbite un satellite géostationnaire en décembre dernier, la société créée en 2002 a remporté l’appel d’offres «Commercial Orbital Transportation Services» de la NASA pour ravitaillement de l’ISS en matériel. Sa fusée Falcon 9 a déjà réussi à propulser par trois fois la navette Dragon (inhabitée) vers la station spatiale. SpaceX a signé un contrat de 1,6 milliard de dollars portant sur une douzaine de vols de fret, échelonnés sur plusieurs années.

SpaceX est également sur les rangs pour remporter un autre appel d’offres de la NASA, visant cette fois à conduire les astronautes vers l’ISS. A l’heure actuelle, les Américains doivent passer par les navettes russes Soyouz pour y parvenir, via le Kazakhstan. Un marché qui porte sur plus de 400 millions de dollars par an. Et Washington ne voit pas forcément d’un mauvais œil l’arrivée d’une compagnie privée sur ce créneau… SpaceX affronte deux concurrents pour remporter cette offre: le géant Boeing et la nouvelle société Sierra Nevada, qui développe de son côté une navette spatiale miniature, baptisée «Dream Chaser».

Elon Musk annonce un premier vol habité du Dragon d’ici à 2015, avec jusqu’à sept astronautes à son bord. Mais pour lui, le ravitaillement de l’ISS n’est qu’une étape vers un objectif encore plus ambitieux: Mars. Dans le hall d’entrée du siège de SpaceX, à Hawthorne en Californie, deux images de la planète s’affichent, l’une rouge, l’autre verte. C’est la seconde qui intéresse le plus l’entrepreneur, qui entend rien de moins que coloniser Mars: «Soit nous restons sur Terre jusqu’à ce qu’une extinction nous emporte, soit nous devenons une espèce multi-planètes, explorant les étoiles», a-t-il confié dans un entretien. Est-ce un hasard si l’entreprise PayPal, qu’il a cofondée, a récemment annoncé son intention de lancer la première «monnaie intergalactique»?

«Musk n’est pas seul dans ce projet un peu fou, souligne Chad Anderson. L’entreprise néerlandaise Mars One veut proposer un aller simple sur Mars en utilisant les appareils de SpaceX. Ils viennent de signer un contrat avec Lockheed-Martin, et des centaines de personnes sont déjà engagées dans ce projet. Ils voient ça comme une nouvelle conquête de l’Ouest.» Organisée comme un concours de téléréalité, dont les gagnants obtiendraient un ticket pour Mars en 2025, l’initiative a déjà recueilli la candidature de plus de 200’000 personnes.

En février 2013, le premier touriste de l’espace, Dennis Tito, a lui aussi annoncé son intention d’organiser une mission qui mènera deux astronautes en orbite pendant près de deux ans autour de Mars. Départ annoncé d’ici à 2018, en utilisant la navette de SpaceX. Il faut croire qu’une fois qu’on a goûté à l’espace, difficile de remettre les pieds sur Terre…
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Des motels dans l’espace

Plusieurs projets d’hôtels spatiaux, qui pourraient accueillir des invités de marque ou des chercheurs en mission, sont en train d’émerger. La firme américaine Bigelow Aerospace compte ainsi louer des modules spatiaux, gravitant à 370 km en orbite, pour 20 millions d’euros le séjour de deux mois. Particularité: il s’agit d’un système de capsules gonflables. Sur Terre, son fondateur, l’homme d’affaires Robert Bigelow, a fait fortune avec sa chaîne hôtelière «Budget Suites of America». Deux prototypes baptisés «Genesis» ont déjà été mis en orbite. En janvier 2013, la NASA a annoncé qu’elle allait payer 18 millions de dollars à Bigelow pour une extension de la Station spatiale internationale d’ici à 2015.
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X Prize, le concours qui a lancé la course

A l’origine du projet de tourisme spatial Virgin Galactic de Richard Branson se cache un ingénieur de génie: Burt Rutan. Le fondateur de la société Scaled Composite, qui produit les vaisseaux SpaceShip, est surtout connu pour avoir remporté le «X Prize» en 2004. Ce concours, initié en 1996, offrait 10 millions de dollars à la première entreprise capable de lancer un véhicule habité dans l’espace. Burt Rutan a relevé le défi grâce à SpaceShipOne, premier avion expérimental privé à avoir volé à plus de 100 km d’altitude. Pas moins de 27 équipes à travers le monde avaient participé au concours. Cet événement a agi comme catalyseur au développement actuel du transport spatial, en montrant que le secteur privé détenait le savoir-faire pour se lancer dans une telle aventure. Le défi s’inspirait notamment du Prix Orteig de 1919, qui s’était conclu par la première traversée aérienne de l’Atlantique par Charles Lindbergh.
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Crédit image: Virgin Galactic

Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 1 / 2014).