
Vrombissements sourds, odeurs d’huile et grands espaces: depuis plus d’un siècle, les deux-roues les plus célèbres du monde transportent fidèlement un public de passionnés, de motards bricoleurs ou de policiers. Un statut d’icône populaire sanctifié par Hollywood et la culture rock: du chopper de Peter Fonda dans «Easy Rider» aux reportages colorés au LSD de Hunter S. Thompson, en passant par la lourde moto de «Terminator», Harley-Davidson a su prendre une place de choix dans le panthéon du mythe américain et international. Au point de compter aujourd’hui parmi les dix marques américaines les plus connues au monde, aux côtés de Coca-Cola ou Disney.
Harley-Davidson a su très vite appuyer sa stratégie sur l’attachement sans faille des consommateurs à ses valeurs et à son image. Ce marketing communautaire à faire pâlir Apple s’appuie sur la fidélité d’un réseau particulièrement dense. Les Harley-Davidson’s Owners Groups (HOG) comptent plus d’un million de motards dans le monde. Chaque club, le plus souvent rattaché au concessionnaire local, offre à ses membres des sorties en commun et un profond sentiment d’appartenance.
«Des amitiés peuvent naître à un feu rouge grâce à ces motos», sourit Romain Bellina, un jeune Genevois amoureux de la marque depuis son enfance. A 24 ans, il vient d’acheter sa première Harley: «Harley, c’est un son, un design et une odeur qu’on ne retrouve chez aucun autre constructeur.» Au même titre que le réservoir en goutte d’huile, le fameux V-Twin est à lui seul un mythe: c’est ce bicylindre en V, inventé en 1908, qui procure la vibration sourde que connaissent tous les motards, ce son unique des moteurs Harley.
Anecdotique? Pas vraiment: dans les années 1990, la marque s’est battue en vain pour déposer un brevet autour du «potato-potato sound», devenu avec le temps une identité sonore à part entière, aussi caractéristique que son célèbre logo, le Bar & Shield. Apparu en 1910 et jamais modifié depuis, présent sur des centaines de vêtements, de casquettes, de tasses ou de blousons, il génère à lui seul près de 5% du chiffre d’affaires du constructeur.
Aide de l’administration Reagan
Aimée ou non, Harley-Davidson a traversé plusieurs périodes difficiles, pour des raisons variables. Si le constructeur fut l’un des rares à survivre à la crise de 1929, sauvé par les commandes militaires de l’armée américaine en 39-45, les années 1970 et 80 lui firent courir un danger tout aussi mortel et directement lié cette fois à son identité.
Au déclin du marché de la moto, après les deux chocs pétroliers, s’ajoute alors la vive concurrence de nouveaux challengers, Honda et Yamaha en tête. Après avoir commis l’erreur de traiter par le mépris ces «méchantes copies», Harley ne survit aux années 1980 qu’au prix d’un effort drastique de réduction de ses coûts de production, du licenciement de 40% de ses effectifs et de l’aide bienvenue de l’administration Reagan qui augmente de 50% les taxes à l’importation des motos japonaises.
La firme de Milwaukee peine à concilier l’apparition progressive de nouvelles normes et les exigences d’une clientèle vieillissante et presque exclusivement masculine. «Comme pour toutes les marques très fortes, évoluer devient difficile», résume Susan M. Fournier, professeure à Harvard. «Si vous changez trop votre produit, vous risquez de vous perdre et d’oublier les raisons pour lesquelles vos clients l’aiment.» Robustes, résistants… Les derniers modèles ont renoué avec la qualité des origines, cherchant ainsi à revenir aux racines de la marque: des motos populaires et fiables.
La leçon des années 1980 a été bien retenue: le constructeur accorde un soin jaloux au maintien d’une image et d’un «esprit Harley» communs à tous ses modèles: look caractéristique, bloc-moteur chromé, bicylindre en V… La marque va jusqu’à faire valider le son de chaque nouveau modèle par des jurys de propriétaires avant de les mettre en production. Et si la question de l’âge moyen de sa clientèle reste un problème récurrent, la réponse pourrait se trouver quelque part à l’Est. Autre forme d’appellation d’origine contrôlée: toutes les pièces sont produites aux Etats-Unis, seul l’assemblage étant parfois délégué à des usines délocalisées, au Brésil en particulier.
Bureaux à Singapour
Longtemps prisonnière du seul marché américain, la marque a expédié 40% de sa production hors des Etats-Unis en 2013. Un virage particulièrement net en Asie du Sud-Est où Harley a déjà réalisé 25% de son chiffre d’affaires à l’export. Pour poursuivre cette montée en puissance, le constructeur a ouvert en 2012 de nouveaux bureaux stratégiques à Singapour afin d’y gérer directement le marché de la zone asiatique et du Pacifique. Une petite révolution dont l’objectif affiché vise à réaliser 40% de ses ventes au détail en Asie dès 2014… Pour y parvenir, l’entreprise compte sur le développement de motos plus légères et de cylindrées de 500 et 750 cc, très inférieures à celles de ses modèles emblématiques.
Nouvelle erreur aux yeux des puristes, cet allégement destiné à séduire un public plus jeune et plus féminin s’inscrit pourtant dans un territoire de marque inchangé: «Ce n’est pas une simple moto qu’on achète, mais une certaine idée de la liberté», confiait récemment Anoop Prakash, directeur de Harley-Davidson en Inde, où l’entreprise compte déjà 13 distributeurs.
La stratégie de la firme de Milwaukee fait manifestement ses preuves et l’icône américaine s’exporte bien, à en juger par des taux de croissance qui frisent les 10%. Plus que les chiffres, une anecdote en dit long: un concessionnaire Harley vient d’ouvrir ses portes au cœur de Saigon. De quoi témoigner de la puissance d’une marque initialement arrivée au Vietnam dans les années 1960, dans les bagages de l’armée américaine…
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CHIFFRES
7’900: Le nombre d’employés de Harley dans le monde.
28%: La part de marché de la marque aux Etats-Unis, derrière Honda (35%).
46: L’âge moyen du propriétaire de Harley.
5: En milliards de dollars, le chiffre d’affaires en 2012.
10%: Le pourcentage de femmes propriétaires de Harley.
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La Harley du pape François
L’anecdote en dit long sur la puissance symbolique du constructeur du Wisconsin. L’été dernier, plus de 40’000 fidèles de Harley-Davidson étaient réunis à Rome pour y célébrer le 110e anniversaire de la marque. Au menu: parades, expositions, concerts et… bénédiction papale pour les motos de 1’400 bikers rassemblés dans la cour de la basilique Saint-Pierre. La veille, les mêmes avaient offert au saint-père deux modèles récents, tout droit importés de Milwaukee. Si le pape François en a depuis revendu une au profit d’une association caritative, tout porte à croire qu’il a conservé l’autre…
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 1 / 2014).