Certaines PME se montrent très discrètes et refusent de communiquer sur leurs activités. Un choix souvent motivé par la prudence, l’incompétence ou la timidité, mais qui peut aussi relever d’une véritable option stratégique.
«Moins on en dit, mieux on se porte.» Le ton est sec et le clic qui met fin à la conversation téléphonique sans appel. «Pourquoi?» a-t-on tout juste eu le temps de demander à Jacques Loichat, patron du fabricant de boîtiers de montres Orolux. «Je passe mon temps à travailler, pas à parlementer avec des journalistes.» L’entreprise de 290 employés basée au Noirmont, dans le canton du Jura, ne communique pas. Et n’a pas l’intention de s’expliquer sur ce choix.
Elle n’est pas la seule à adopter cette stratégie du silence. Bon nombre de sociétés romandes se montrent très discrètes. L’exemple emblématique est sans conteste celui de Rolex. Le chiffre d’affaires du géant horloger genevois? L’évolution de ses ventes? Le nombre de ses employés? Aucune information sur la marche des affaires ne filtre de la forteresse. Autre grand acteur du tissu économique romand, le leader mondial des encres de sécurité Sicpa, dont le siège se trouve à Prilly, brille également par sa discrétion.
La liste ne s’arrête pas là: Sonceboz, une entreprise bernoise de moteurs et de systèmes d’entraînement, renvoie à son site internet lorsqu’elle est sollicitée. La société nyonnaise de construction Perrin Frères refuse catégoriquement de répondre à la presse. On peut encore citer Multicuirs, fabricant d’objets en cuirs installé à Meyrin (GE), ou le producteur jurassien de boîtes de montre Louis Lang. Ces deux PME de taille importante gardent non seulement les journalistes à bonne distance mais ne disposent même pas d’un site internet. On ne trouve leur trace que dans l’annuaire et le registre du commerce. Les raisons de cette réserve? Logiquement, les entreprises concernées n’ont pas souhaité les exprimer.
Le phénomène concerne surtout l’industrie et le secteur de la construction, observe Frédéric Burnand, chargé de communication pour la Fédération vaudoise des entrepreneurs. «Il s’agit de sociétés qui ne s’adressent pas au grand public mais à une clientèle de professionnels.» Victoria Marchand, rédactrice en chef de Cominmag, magazine romand spécialisé dans le marketing et la communication, le confirme. «En Suisse, beaucoup de PME dont le produit n’est pas directement destiné au consommateur, qui disposent d’une clientèle établie qu’elles ne cherchent pas à étoffer, ne voient pas l’intérêt d’être visibles. Elles connaissent en général très bien leur marché et leurs concurrents et parviennent à remplir leur carnet de commandes sans s’exposer.» Elles privilégient le bouche-à-oreille et une présence ciblée dans des événements professionnels et les foires.
Dans le cas de grandes compagnies comme Rolex, l’opacité fait partie d’une gestion de l’image parfaitement maîtrisée. Du côté des PME, en revanche, le mutisme provient surtout d’une certaine timidité et d’une méconnaissance des codes de communication. «Le service de presse d’une PME se résume souvent à son directeur, qui n’est pas formé pour cette tâche, note Frédéric Burnand. Il craint de dévoiler des éléments qui seront mal interprétés et préfère donc se taire.»
Culture de la discrétion
Victoria Marchand constate également que beaucoup de patrons ne savent pas quoi dire sur leur entreprise: «Ils m’expliquent qu’ils n’ont rien à raconter.» Sans oublier l’aspect financier. «Faire appel à des spécialistes à l’extérieur ou engager une personne compétente a un coût», ajoute Jean-Christophe Francet, chargé de cours au SAWI, le Centre suisse d’enseignement du marketing, à Lausanne.
Les PME redoutent de divulguer des informations qui pourraient être exploitées par la concurrence, analyse Aline Isoz, directrice de l’agence de communication lausannoise Blackswan, qui a démarché de nombreuses entreprises de la région. La spécialiste met aussi en avant une certaine culture helvétique de la discrétion: «Lorsqu’ils doivent parler d’eux, les Suisses se montrent plutôt frileux. L’avènement de nouveaux canaux de communication complique la donne. Certaines firmes affichent une réaction de repli face aux nouveaux outils, car elles craignent de perdre le contrôle de leur image. Un article de presse négatif pourra facilement être retrouvé à l’aide de Google. La trace d’une mauvaise passe sera conservée pendant des années sur la Toile. Dans ce contexte, elles en disent simplement le moins possible.»
Aline Isoz observe aussi une méfiance à l’égard des journalistes et des professionnels des relations publiques. «Communication constitue presque un gros mot. J’ai souvent entendu: Oh non, pas ceux-là! A l’heure où tout un chacun peut écrire n’importe quoi sur n’importe qui, les rôles et la crédibilité des différents acteurs se mélangent dans la tête des gens.»
L’opacité peut représenter une stratégie intéressante. Rolex soigne son image à travers la publicité, ses actions de sponsoring et sa fondation, et cultive le mystère autour de ses rouages internes. «Il s’agit d’une marque très forte, un des leaders du marché. Quoi qu’elle fasse, elle reste une référence dont on parle, explique Victoria Marchand. Elle est maître de la situation et les médias doivent simplement s’adapter. Dans ces circonstances, elle a raison de miser sur la retenue.»
Ne pas s’exposer au regard du public est aussi une bonne option pour une entreprise qui ne connaîtrait pas suffisamment bien les règles du jeu. L’absence de communication est alors préférable à une mauvaise communication. «Si l’on prend l’exemple des réseaux sociaux, il n’y a rien de pire qu’une page Facebook qui n’est pas modérée. Dans la même veine, mieux vaut se passer de site Web que présenter un site bâclé.»
Des conséquences risquées
Les spécialistes avertissent cependant que se retrancher derrière son silence peut se retourner contre l’entreprise. En cas de crise — licenciements, grève… — une société qui ne s’est pas confrontée au regard du public depuis des années se trouvera démunie. «Elle part dans une position plus favorable si elle a été transparente par le passé, tranche Jean-Christophe Francet. L’opacité peut être mal interprétée et engendrer un déficit de crédibilité.»
Pour Aline Isoz, ne pas communiquer constitue rarement une bonne stratégie. «En prenant la parole, on décide de ce qui se dit. En gardant le silence, les autres ont tout le loisir de critiquer. Une entreprise ne devrait rien dissimuler hormis ses secrets de fabrication. La ligne à tenir: ne pas toucher au nerf de la guerre, mais faire connaître ses spécificités et son fonctionnement.»
«La transparence joue un rôle dans la compétitivité, note Jean-Christophe Francet. Elle permet de conserver sa clientèle en se différenciant dans un environnement concurrentiel, de convaincre clients, fournisseurs et actionnaires et de recruter les meilleurs talents. Un employé potentiel commencera probablement par faire une recherche sur l’entreprise.»
Et les mentalités évoluent. A la Fédération vaudoise des entrepreneurs, Frédéric Burnand constate que les patrons du canton communiquent davantage que par le passé. «Il y a dix ans, la plupart des PME de 50 ou 100 employés n’avaient aucune structure de communication. Aujourd’hui, le directeur prend des cours, fait appel à des professionnels, confie la gestion de son site à l’extérieur. Elles ont pris conscience qu’il fallait relever ce défi.»
