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Un pays quelque part entre l’Europe et le Tessin

Après le vote sur les bilatérales, il est temps pour la Suisse d’apporter sa contribution à l’édification européenne. L’exemple de la stratégie du repli existe au Tessin: une région attirée par l’argent facile, où prolifèrent banques, bordels et casinos.

L’affaire est entendue: les Suisses, à une majorité écrasante de deux contre un, ont ratifié les accords bilatéraux signés entre la Suisse et l’Union européenne. Superbe résultat qui devrait réjouir jusqu’aux europhiles désillusionnés qui, comme Jacques Pilet dans «L’Hebdo», affichaient des moues grincheuses ces dernières semaines. Une telle majorité, même tempérée par une abstention importante (en Italie elle invaliderait le scrutin!), devrait dorénavant ouvrir la voie au débat de fond sur l’adhésion.

En juin déjà, le parlement se penchera sur le sujet en examinant une initiative pro-européenne. Il est à espérer qu’il ira de l’avant avec vigueur et détermination. Si l’EEE pâtit en 1992 du manque de préparation politique et de la hâte – incompréhensible aujourd’hui encore – avec laquelle les conseillers fédéraux Delamuraz et Felber voulurent clore le dossier, la situation est aujourd’hui très différente. La discussion sur l’Europe fait rage depuis huit ans. Chacun a eu le temps de se forger une opinion comme le prouvent, entre autres, le débat tenu sur Largeur.com. Il s’agit donc d’aller au vote sans plus temporiser.

Mais, diront les prudents, l’Union européenne est en crise, ce n’est pas le moment de s’y frotter! Je pense au contraire qu’il est temps pour les Suisses d’aller au charbon et d’apporter leur contribution à l’édification européenne. J’en suis d’autant plus convaincu que l’UE se trouve à devoir choisir le cadre politique formel de son développement futur et que le débat porte enfin sur le fédéralisme. Le ministre allemand des Affaires étrangères (et vice-chancelier) Joschka Fischer a eu le courage le 12 mai dernier de porter le débat sur la place publique en faisant des propositions très concrètes et en ébauchant même un calendrier assez précis. Le ministre écologiste a, en gros, obtenu le soutien des socialistes et des démocrates-chrétiens de son pays parce que l’Allemagne est un Etat fédéral qui connaît et pratique les allégeance diverses et les équilibres instables au plan local, régional et national.

Mais à l’extérieur, dans le reste de l’UE, le discours de Fischer a au mieux été accueilli avec un sourire bienveillant («Cause toujours…») ou au pis avec hostilité comme celle manifestée par José Maria Aznar dans un entretien accordé au «Corriere della Sera». Le dirigeant espagnol se déclarant satisfait du mode de fonctionnement actuel d’une Union point trop autoritaire politiquement envers ses membres. En se posant comme candidate fédéraliste à une Union Européenne renforcée, la Suisse pourrait lui faire miroiter l’apport d’un savoir-faire ancien. Elle pourrait épauler le projet allemand qui représente la meilleure (la seule?) alternative à une dissolution de l’UE en un vaste ensemble confiné à un libre-échange étouffant toute velléité de politique commune.

Dans son affligeante dérive, le Tessin nous montre quelles sont les valeurs qui s’imposeront peu à peu si nous persistons dans notre Alleingang au cœur de l’Europe. Ce canton qui montrait encore dynamisme et foi en l’avenir il y a à peine un quart de siècle a sombré dans un infantilisme pseudo-identitaire qui laisse pantois. Et ce, après que ses habitants eurent vendu jusqu’au dernier bout de pré aux étrangers (aux «forestieri» comme ils disent), ces mêmes étrangers qu’ils vomissent aujourd’hui tout en acceptant obséquieusement leur obole.

Cette attirance pour l’argent facile a hérissé les villes tessinoises de banques dessinées par les meilleurs architectes (comme si la qualité artistique de l’enveloppe pouvait blanchir les forfaits commis en ses murs). Comme si la valeur de l’architecte Mario Botta pouvait faire oublier les turpitudes de l’entrepreneur Giuliano Bignasca. Cette même attirance pour l’argent facile fait qu’aujourd’hui chaque bourgade tessinoise rêve d’avoir son casino. (Selon que l’on accentue la deuxième ou la troisième syllabe, le même mot italien signifie «bordel» ou «casino». Giuliano Bignasca, ses amis et ses nombreux électeurs aiment ce mot quel qu’en soit la prononciation.)

Banques à blanchir, bordels à blanchir, casinos à blanchir: à ces trois pis de la vache tessinoise, il convient d’ajouter le quatrième: les retombées attendues des vastes chantiers des transversales alpines, argent venu tout droit de cet Etat fédéral honni que l’on accuse de tous les maux.

Comme Monaco ou le Liechtenstein, le Tessin se voudrait riche de sa seule habileté, mais comme eux, il n’est rien sans un arrière-pays, vrai pourvoyeur de richesses. Que la Suisse attende encore aux marges de l’Europe, elle sera irrémédiablement «tessinisée» , belle machine à blanchir l’argent sale déguisée en Disneyland pour touristes du quatrième âge.