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De Coco à Vivienne, la mode qui transgresse

Les évolutions marquantes de la mode ont souvent heurté les catégories conservatrices de la société. Regard rétrospectif sur des provocations qui nous habillent aujourd’hui.

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Coco Chanel, années 1910-1920

«J’ai rendu au corps des femmes sa liberté; ce corps qui suait dans des habits de parade, sous les corsets, les dessous, les rembourrages», déclarait de son ton aiguisé et sentencieux Coco Chanel. La couturière tenait en horreur les aigrettes, les volants, les traînes, les dentelles ou les mousselines caractéristiques de la Belle Epoque. Lorsque la guerre éclate en 1914, les femmes doivent remplacer les hommes partis au front à leur poste de travail. Dans le même temps, l’approvisionnement en matières premières luxueuses de la mode fait défaut. Coco Chanel profite de ces contraintes pour diffuser sa vision épurée d’une mode destinée aux femmes actives. Elle impose le jersey à l’indignation des couturiers et des élégantes qui le considèrent comme un tissu pauvre. A l’origine, il servait à fabriquer les chandails bleus de pêcheurs des îles anglo-normandes et les sous-vêtements masculins. On considérait qu’il était impossible à utiliser en couture en raison de son aspect primitif. Coco Chanel lui reconnaît souplesse et confort. Ce tissu lui permet de confectionner des vêtements fluides sans taille marquée, qui bougent avec le corps.

La minijupe, années 1960

Figure majeure du Swinging London, la créatrice de mode anglaise Mary Quant n’a cessé de raccourcir ses jupes au fil des années 1960. Sa minijupe devient un emblème de l’émancipation féminine et de la libération sexuelle. Elle la conçoit comme un vêtement permettant aux femmes de courir après un bus. «Ce vêtement empreint de ludisme et de légèreté était un pied de nez aux valeurs traditionnelles et aux tendances rétrogrades, sans pour autant représenter une provocation dure», analyse Leyla Belkaïd Neri, anthropologue et designer, fondatrice du Master en management du luxe de la Haute Ecole de Gestion de Genève. Il n’empêche que la presse de cette époque, profondément conservatrice, se déchaîne contre la mini perçue comme le symbole d’une grave dégénérescence morale. «D’autres pièces comme la blouse transparente portée sans soutien-gorge, créée par Yves Saint-Laurent, génèrent le même type de critiques virulentes», relève l’anthropologue de la mode. Durant cette période intense de revendication sociale, le look devient ainsi un terrain de combat. La minijupe va largement triompher, colonisant même les trottoirs de Téhéran pendant quelques années.

Vivienne Westwood, années 1970

Avec son mari Malcolm McLaren, le manager des Sex Pistols, cette ancienne enseignante anglaise a créé le style punk. Vivienne Westwood officiait à l’origine au fond d’une boutique sombre de King’s Road à Londres. Baptisé Let It Rock, puis Too Fast To Live, Too Young To Die, le magasin devient Sex en 1974. Il remporte un immense succès en vendant des combinaisons en latex et des accessoires fétichistes, des articles jusqu’alors seulement disponibles par correspondance. Dans l’arrière-boutique, la maîtresse des lieux ne se contente pas d’inventer la coiffure punk en pétard et colorée, elle torture aussi des t-shirts pour les rendre trash et destroy et les affubler de slogans situationnistes ou anarchistes, elle colle clous et chaînes de vélo sur les perfectos, imagine des imprimés de cow-boys gays moins coincés qu’à Brokeback Mountain. Iconoclaste, le style rompt avec l’esthétique hippie, détourne les symboles anglais comme le kilt ou le tartan et devient le cauchemar de l’Angleterre conservatrice. Le vestiaire punk créé par Vivienne Westwood et Malcolm McLaren sort vite des frontières de l’Angleterre et prend de l’ampleur, notamment parce que ses concepteurs prônent le do-it yourself.

La mode japonaise, années 1980

On ne peut pas dire que les louanges accueillent les créateurs japonais Rei Kawakubo, avec sa marque Comme des Garçons, et Yohji Yamamoto lorsqu’ils présentent leurs premières collections à Paris au début des années 1980. «Importable!» déclarent la plupart des commentateurs encore éberlués par ce qu’ils ont vu. Les vêtements déstructurés et dépiécés des Japonais leur rap-pellent une ambiance post-apocalyptique, d’où l’appellation «Hiroshima Chic» pour les décrire. «Il n’y avait pourtant aucune volonté de provoquer de leur part. Ils souhaitaient simplement exprimer une autre manière de penser l’architecture du vêtement dans sa relation au corps», estime Leyla Belkaïd Neri. Le public parisien n’est pas préparé à une vision du corps si différente de la sienne. «Les designers japonais concevaient le vêtement comme un volume tridimensionnel. Ils intervenaient sur l’espace entre la peau et le vêtement, alors que cet espace était envisagé différemment, voire ignoré par les créateurs occidentaux de l’époque», ajoute la spécialiste du design de mode. Chaussures plates, vêtements amples: l’androgynie des tenues subit aussi les gausseries parisiennes. «Elles s’inscrivent dans la continuité de la tradition japonaise du costume où les genres sont moins différenciés qu’en Europe.» Le premier choc passé, la modernité radicale des Asiatiques va devenir culte.

Jean Paul Gaultier, années 1980

Décrit comme l’enfant terrible de la mode des années 1980, Jean Paul Gaultier a fait tomber la barrière entre les sexes, en habillant les femmes de vestes de motard et les hommes en jupes. Il a aussi remis au goût du jour le corset, un accessoire honni par les féministes. «Mais loin de symboliser un retour en arrière, lorsqu’ils représentaient des signes d’enfermement, les corsets aux seins pointus comme des cornets de glace de Jean Paul Gaultier habillent des femmes fortes et sûres de leur sexualité», note Thierry-Maxime Loriot, dans son ouvrage La planète mode de Jean Paul Gaultier. Madonna en est la meilleure ambassadrice lors de sa tournée Blond Ambition Tour en 1990 où elle simule une masturbation dans une guêpière du couturier français. Avec Jean Paul Gaultier, les tenues de boudoir et de cabaret s’exhibent dans la rue. Grand collagiste postmoderne, Gaultier défend l’interchangeabilité des stéréotypes sexuels, se nourrit des looks de banlieue ou des costumes traditionnels. Il chasse la perfection au profit d’une forme d’exubérance qui ne lésine pas sur le mauvais goût et le vulgaire.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 6).