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Whistleblower: quand dénoncer est un besoin

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Edward Snowden, l’informaticien qui a révélé les pratiques de surveillance du renseignement américain, vit sous garde armée en Russie dans un lieu secret. Bradley Manning, le jeune soldat qui a livré au public des milliers de câbles diplomatiques américains, vient d’être condamné à 35 ans de prison. Et Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, croupit à l’ambassade d’Equateur à Londres depuis juillet 2012. Il s’y est réfugié pour éviter d’être extradé aux Etats-Unis, où il risque la peine de mort.

Plus près de la Suisse, l’agent de sécurité Christoph Meili, qui a révélé l’affaire des fonds en déshérence dans les années 1990, a dû fuir sa patrie, obtenant l’asile politique aux Etats-Unis. Ces hommes ont choisi de briser la loyauté envers leur employeur ou de trahir leur pays pour faire éclater la vérité. Pourquoi ont-ils décidé de parler, alors que les autres avaient choisi de se taire?

Brian Richardson, professeur en communication de l’Université du Nord Texas, a établi une typologie comprenant trois types de donneurs d’alerte. «Il y a ceux qui sont en croisade, toujours à l’affût d’un comportement à dénoncer, les idéalistes qui sont prêts à rapporter les abus qu’ils constatent et les whistleblowers accidentels qui ne se rendent pas compte de la portée de ce qu’ils ont vu ou entendu et sont choqués par les effets de leurs révélations.»

Ceux qui tirent la sonnette d’alarme sont souvent dotés d’un ego surdimensionné: «On constate une tendance chez eux à se montrer extravertis, dominateurs et peu aimables», indique Brita Bjorkelo, une psychologue norvégienne qui a mené une étude sur le sujet. Julian Assange est connu pour son narcissisme. «Je serais prêt à passer le reste de ma vie en prison en échange de la publication d’une seule photo de moi dans les journaux du monde entier», affirmait Bradley Manning juste avant ses révélations.

Paradoxalement, ils ont aussi une part de naïveté. La plupart des gens ont intériorisé le fossé entre les valeurs qu’on nous enseigne durant l’enfance (dire la vérité, faire le bien, etc.) et la réalité. Pas les donneurs d’alerte: ils sont choqués qu’on vole, qu’on mente ou qu’on triche dans leur milieu professionnel, a constaté Frederick Alford, professeur de psychologie à l’Université du Maryland.

Plus d’Américains que de Suisses

Mais la propension à dénoncer les abus n’est pas qu’une affaire de personnalité. «Ces whistleblowers s’inscrivent dans une culture qui privilégie l’individualisme et le fait de dire tout haut ce qu’on pense, analyse Louis Clark, le directeur du Government Accountability Project, une ONG de défense des whistleblowers. C’est pour cela qu’on en trouve beaucoup aux Etats-Unis.» Et moins au Japon. Ou en Suisse.

«Outre-Atlantique, il existe une multitude d’organisations citoyennes dotées d’une armada d’avocats, comme l’American Civil Liberties Union, prêtes à défendre la liberté de parole, complète Stéphane Koch, un expert de la sécurité de l’information qui enseigne notamment à la Haute école de gestion de Genève. Il est plus facile d’y donner l’alerte qu’en Russie ou en Chine.»

Le personnage du whistleblower fait partie de l’imaginaire américain. Qu’il s’agisse de Daniel Ellsberg, le fonctionnaire qui a révélé l’étendue du désastre au Vietnam dans les années 1970 dans les Pentagon Papers, du policier justicier Frank Serpico, interprété à l’écran par Al Pacino, ou de l’épopée de Sherron Watkins, qui a tenté d’avertir sa direction du scandale qui a emporté Enron début 2000, le donneur d’alerte est une figure populaire outre-Atlantique. «Les médias le décrivent comme une sorte de David qui se bat contre un Goliath», souligne Brian Richardson.

L’émergence d’une législation favorable a également encouragé les dénonciations. «Ces dix dernières années, plusieurs lois ont été adoptées aux Etats-Unis qui améliorent la protection des donneurs d’alerte, indique Louis Clark. La plupart des employés du secteur privé et public sont désormais couverts.» La Grande-Bretagne, les pays scandinaves, l’Afrique du Sud, l’Australie et la Corée du Sud ont également introduit des lois pro-whistleblower. En Suisse, les fonctionnaires sont protégés par la loi sur le personnel de la Confédération depuis 2011. Un projet de révision du Code des obligations, qui devait étendre cette protection au privé, a été mis au placard par le Conseil fédéral fin 2012.

Internet change la donne

Le contexte est en outre devenu plus favorable sur le plan technologique. «Grâce à internet, il est désormais facile de ravir et de diffuser à large échelle des données volées, fait remarquer Pascal Junod, professeur au département des TIC de la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud. On peut désormais embarquer une grande quantité d’informations sur un CD dissimulé dans son sac à dos.» C’est ce qu’a fait le banquier Hervé Falciani en 2008 avec les données de milliers de clients de HSBC.

L’impact des révélations est amplifié par la caisse de résonance du web. «Les plateformes comme Wikileaks ou Buggedplanet.info (une initiative des hackers allemands du Chaos Computer Club, ndlr) favorisent la dénonciation d’abus, tout en préservant l’anonymat des donneurs d’alerte», complète Stéphane Koch.

Ces justiciers sont aussi influencés par une autre facette de la toile: la mouvance libertaire des hacktivistes. «Ces cercles, apparus dans les années 1980, valorisent le respect intégral de la vie privée, ainsi qu’une liberté de l’information complète», détaille Pascal Junod. Ils s’organisent autour d’une série de groupes (Anonymous, le Chaos Computer Club ou Lulzsec ), de forums (Reddit et 4chan) et de conférences (Defcon et Black Hat). Ils ont même un parti politique, le Parti pirate.

Bradley Manning et Edward Snowden s’identifiaient clairement avec cette mouvance. Julian Assange a même bénéficié de l’aide d’Anonymous, qui a inondé en 2010 les sites de PayPal, Mastercard, Visa et PostFinance lorsque ceux-ci ont refusé de servir de conduit financier à Wikileaks. «Les entreprises et administrations recrutent souvent des informaticiens au sein de la communauté des hackers pour effectuer des tâches de surveillance, car ils ne trouvent pas ces compétences ailleurs, relève Bernd Fix, l’un des fondateurs du Chaos Computer Club. Au bout de quelques années, ces jeunes décident qu’ils ne veulent plus travailler pour ces instances et se retournent contre elles.» Un scénario qui colle parfaitement au parcours d’Edward Snowden.

Justice ambiguë

Mais dans le fond, quel est l’impact de ces donneurs d’alerte sur la société? «Le scandale de Watergate a fait tomber un président et les Pentagon Papers ont modifié la perception de la guerre du Vietnam», note Louis Clark. En Suisse, l’affaire des fonds en déshérence n’aurait pas eu lieu sans les révélations de Christoph Meili. «Les faits dévoilés par Edward Snowden pourraient réveiller la colère de la population et pousser l’Etat à mieux réguler la surveillance des citoyens», estime Pascal Junod.

Mais même si ces donneurs d’alerte parviennent à faire évoluer les choses, ils sont les premiers à subir les conséquences de leurs actes. La justice a adopté une posture ambiguë à leur encontre. Bradley Manning a été condamné à 35 ans de prison, mais Bradley Birkenfeld, l’ex-employé d’UBS qui a alerté Washington sur l’évasion fiscale pratiquée par la banque suisse, a reçu une récompense de 104 millions de dollars. La population est tout aussi ambivalente. David Ellsberg est considéré comme un héros, mais 53% des Américains pensent qu’Edward Snowden devrait être traduit en justice.

Brita Bjorkelo a étudié le traitement réservé aux whistleblowers sur leur lieu de travail: «Ils sont souvent confrontés à des insultes, ostracisés, rétrogradés à un poste inférieur ou même licenciés.» «Certains deviennent dépressifs ou présentent des symptômes analogues à ceux d’une personne souffrant de stress post-traumatique», note la psychologue.

Les ONG de défense des whistleblowers parlent du traitement «nuts and sluts»: pour détourner l’attention des abus, on se focalise sur le donneur d’alerte, décrit comme un fou ou une femme de mœurs légères. N’a-t-on pas affirmé que le comportement de Bradley Manning était dû à sa «confusion de genre», lui qui veut changer de sexe? De même, Christoph Meili a été dépeint comme un marginal, car il était à l’assistance sociale.
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TEMOIGNAGE

«J’ai agi par souci de justice»

Rudolf Elmer, ex-employé de la banque Julius Bär aux îles Caïmans, a livré à Wikileaks des informations sur 2’000 détenteurs de comptes offshore.

Pourquoi vous être tourné vers Wikileaks?

J’ai d’abord essayé d’alerter la direction de la banque, mais elle n’a rien voulu entendre. J’ai même été licencié en 2002. J’ai ensuite averti la justice suisse, mais elle n’a rien fait non plus. En 2005, j’ai passé un mois en prison (pour avoir brisé le secret bancaire et falsifié des documents, ndlr). Je me suis alors rendu compte que personne, en Suisse, n’allait contrarier les banques et mettre en danger un système vieux de plus de 100 ans qui avait rapporté tant d’argent au pays. Il ne me restait plus qu’à livrer mes informations au public, via Wikileaks.

Est-ce que cela a été un choix difficile?

Oui. Je suis un homme loyal, un Suisse typique: j’ai fait l’armée et une carrière dans la banque. J’ai dû faire un choix entre, d’un côté, le droit de savoir des citoyens et, de l’autre, les intérêts de la banque — mon employeur — et la loi. J’ai opté pour les premiers, par souci de justice.

Quelles ont été les conséquences pour vous?

La banque m’a menacé et a fait suivre ma famille par des détectives privés. Mes amis et frères se sont détournés de moi. On m’a même enlevé mon statut de parrain. Quant à la presse, elle m’a présenté comme un malade mental et un voleur de données. Ma crédibilité a été anéantie.
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INTERNET

Les trolls hantent les bas-fonds de la toile

Le whistleblower et le hacktiviste ont un alter ego funeste: le troll. «Ce terme, apparu dans les années 1980, faisait à l’origine référence aux membres de forums en ligne qui postaient des commentaires volontairement incendiaires pour faire réagir et repérer les nouveaux venus», relate Jonathan Bishop, un spécialiste gallois du trolling. lI sert aujourd’hui à décrire un personnage peu ragoûtant, qui transgresse toutes les règles de la bienséance virtuelle «pour son seul plaisir malsain», poursuit le chercheur, qui a fondé une ONG contre l’intimidation en ligne. Tapi dans l’ombre de la toile, il publie des opinions controversées dans les forums de discussion, poste des insultes sur les murs Facebook et sature les pages des commentaires des blogs.

Son but? Démarrer une «flame war», un échange de propos colériques. Plusieurs cas extrêmes ont fait la une des journaux. En 2010, un troll australien a posté des commentaires et des montages photo dégradants sur un site internet créé en l’honneur de deux enfants assassinés. En 2012, un Anglais tapissait d’obscénités le mur Facebook d’une adolescente qui s’était suicidée. «Le profil typique est celui d’un homme dans la vingtaine, au chômage, qui s’attaque aux gens qu’il perçoit comme plus chanceux que lui, détaille Jonathan Bishop. Derrière cette agressivité se cache de la jalousie et un manque de confiance en soi.» L’anonymat de la toile et la distance qu’elle crée avec sa victime lui facilitent la tâche.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 6).