- Largeur.com - https://largeur.com -

Acheté, jeté, remplacé

Produits défectueux et réparations impossibles: l’obsolescence programmée apparaît comme la rupture du contrat tacite entre consommateur et fabricant. Mais elle fait partie intégrante de notre économie.

Edition_31122013.png

Tout le monde l’a vécu: peu après l’échéance de la garantie, un appareil électronique tombe en panne. De quoi se demander si le fabricant n’aurait pas limité cyniquement sa durée de vie afin de nous forcer à en racheter un neuf. C’est le principe de l’obsolescence programmée. L’un des premiers exemples remonte aux années 1930, lorsque les principaux fabricants d’ampoules décidèrent de réduire la durée de vie des ampoules de 2’500 à 1’000 heures, sous peine de se voir amender par le cartel «Phoebus». Deuxième exemple: peu après la Seconde Guerre mondiale, Dupont aurait demandé à ses ingénieurs de réduire la durabilité des bas nylon. De nos jours, une puce bloque certaines imprimantes Epson après 18’000 pages. Mais dans tous ces cas, il reste difficile de démontrer s’il s’agit de décisions uniquement commerciales ou si des considérations techniques sont également en jeu.

Entreprises machiavéliques et victimes consentantes

L’obsolescence programmée paraît être une absurdité: elle pousse à la surconsommation et au gaspillage, contribue à l’épuisement des ressources naturelles et génère des montagnes de déchets difficiles à traiter. Mais en face, les milieux économiques se défendent de toute malice et rétorquent qu’il s’agit avant tout de suivre l’appétit des consommateurs friands de nouveauté. En toute logique, le marché s’adapte pour offrir des appareils toujours différents à bas prix et qui ne résistent pas très longtemps. «L’obsolescence fait partie intégrante de notre société, commente Nicolas Babey, spécialiste du marketing à la Haute école de gestion Arc — HEG Arc. Une entreprise serait folle de fabriquer des objets dont la durée de vie dépasse les habitudes des consommateurs.»

Entre ces deux visions, le débat reste vif et les preuves rarissimes. «Il est très difficile de démontrer une limitation volontaire de la durée de vie des appareils, note Wolfram Luithardt, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et sécurisés de l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes (EIA-FR). Il y a beaucoup de rumeurs — qui, on peut le noter, peuvent profiter à la concurrence — mais très peu de preuves indiscutables.»

Programmer une défaillance n’est en tout cas pas très difficile. «Il est bien connu que dans un appareil électronique, la durée de vie d’un condensateur dépend de la température, détaille l’ingénieur physicien. On peut donc facilement le placer à proximité de l’alimentation, une source de chaleur importante. Il est certes impossible de prédire le moment précis où un composant matériel se cassera, mais on peut toujours tenter de déplacer la durée moyenne de survie peu après l’échéance de la garantie.» Les entreprises ont tout intérêt à utiliser des composants qui lâchent tous en même temps, afin d’éviter l’inclusion de composants de qualité trop élevée et donc onéreux. Mais comme c’est souvent les éléments les plus fragiles qui se cassent en premier, on peut craindre un nivellement par le bas avec l’utilisation de composants toujours moins fiables.

La qualité difficile à juger

«Les consommateurs attachent beaucoup d’importance aux éléments qu’ils peuvent quantifier comme le prix et les performances techniques, poursuit Wolfram Luithardt. La fiabilité est au contraire très difficile à estimer.» Malgré ce que prétendent les milieux économiques, le consommateur n’a pas vraiment le choix: impossible d’opter pour un produit plus cher mais plus résistant, car toutes les entreprises de production de masse suivent les mêmes stratégies et s’approvisionnent le plus souvent chez les mêmes fournisseurs.

«La fiabilité n’est plus un critère pour les biens de consommation, mais il faut souligner qu’elle reste très importante dans le domaine industriel, note Wolfram Luithardt. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des entreprises telles qu’IBM et Phillips ont vendu leur division grand public, afin d’éviter que leur division industrielle ne souffre de la mauvaise réputation qui existe sur le marché des consommateurs.» La politique peut prolonger la durée de vie des appareils en allongeant la période de garantie — ou la réduire en introduisant de nouvelles normes techniques (efficacité énergétique, pollution). «Actuellement, la méthode la plus efficace serait de prolonger la garantie à cinq ans, opine Anina Hanimann de la Stiftung für Konsumentenschutz à Berne, responsable d’une base de données sur des produits défectueux, qui est remplie par les consommateurs. Elle imposerait une certaine durabilité et garantirait la disponibilité de pièces de rechange.» Autre idée: développer une étiquette indiquant la fiabilité et la facilité de réparation d’un produit afin de faciliter le choix des consommateurs, à l’instar de l’étiquette-énergie.

L’antithèse de l’obsolescence existe: le haut de gamme. «Le luxe doit durer longtemps, on veut le transmettre plus loin, note Nicolas Babey. Il est intemporel, individuel, authentique, et exclusif. Mais il ne peut exister que dans des industries où la technologie bouge lentement, comme l’horlogerie, la mode ou les meubles. Dans le cas de l’électronique, c’est très difficile.»

Hélas, le prix n’est pas toujours un indicateur fiable. En 2008, le fabricant suisse Goldmund mettait en vente un lecteur de DVD à 6’000 francs — mais des bricoleurs ont dévoilé qu’il contient les mêmes composants qu’un appareil Pioneer vendu 60 fois moins cher. En tout cas, l’arnaque a une vertu: après avoir dépensé autant d’argent, l’acheteur fera sûrement réparer son appareil. Au lieu de simplement le jeter.
_______

Les six dogmes de l’obsolescence

L’auto-sabotage
Réduire volontairement la durée de vie des produits en utilisant des composants de moins bonne qualité ou, pire, en installant une puce électronique qui crée une défaillance. Machiavélique, facile à faire, mais difficile à prouver.

La loi du moindre effort
Ne pas s’intéresser à ce que deviennent ses produits une fois vendus ni s’efforcer de trouver des matériaux, des composants ou des designs plus durables. Il serait pourtant parfois facile d’améliorer la durabilité — pour autant que le management le veuille.

Réparation: mission impossible
Réparer est devenu difficile et donc plus coûteux, en particulier pour les produits électroniques. Les différentes parties ne sont plus vissées mais collées ou rivetées et les pièces de rechange sont difficiles à obtenir. Avec un coût de main-d’œuvre très élevé, réparer exige une force morale des plus respectables.

Le diktat moderniste
L’industrie amène sans cesse de nouveaux produits sur le marché, à coups de matraquage marketing. Victime consentante, le consommateur change par exemple de téléphone portable tous les 18 mois.

La vache à lait des consommables
Les fabricants misent sur des consommables (comme les lames de rasoir ou les encres d’imprimante) et font tout pour accélérer leur renouvellement. Canon a remplacé les cartouches d’encre de couleurs séparées par une cartouche tricolore qu’il faut changer dès qu’une couleur est épuisée. Pour produire du noir, certains appareils Brother mélangent par défaut toutes les couleurs. Et comme un toner coûte plus cher qu’une imprimante neuve, le consommateur sera tenté de changer d’appareil. Les batteries des iPad, iPhone et iPod ne sont en principe pas remplaçables et Apple substitue les appareils par un neuf (pour un prix de 60 à 130 francs). Les bricoleurs mettront une batterie compatible, vendue entre 7 et 30 francs.

Compatibilité, sécurité et performance
Impossible d’installer périphériques et logiciels sur votre iBook de 2005. Les dernières app ne sont plus compatibles avec un smartphone de 2011. Apple a déjà arrêté le service technique des premiers iPhone, seulement six ans après leur lancement. Sous Windows, l’installation de programmes ralentit inexorablement la rapidité de votre ordinateur, jusqu’à pousser le consommateur à en acheter un neuf.
_______

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 6).