KAPITAL

La Chine, eldorado digital pour les marques de luxe

Le e-commerce explose dans l’Empire du milieu, où les articles haut de gamme font fureur. Une manière pour les grandes firmes d’atteindre des régions jusqu’à présent inaccessibles.

«Toutes les composantes sont réunies pour faire de la Chine un terrain d’expérimentation digitale particulièrement attractif pour les marques de luxe.» Rémy Oudghiri, directeur du département Tendances & Prospective chez Ipsos, un cabinet d’analyse parisien, a l’habitude de décrypter les habitudes de consommation à travers le monde. Et ce spécialiste est formel: les amateurs chinois de luxe sont beaucoup plus actifs sur le web que leurs homologues d’Inde, de Russie ou du Brésil — les autres BRICS qui monopolisent aujourd’hui l’attention des grandes enseignes.

Depuis Shanghai, Angelito Tan, fondateur du cabinet de conseil RTG Consulting, avance un chiffre: selon ses estimations, plus de 60% des Chinois aisés achètent déjà des articles de luxe en ligne. Il faut dire que la progression du e-commerce chinois dans son ensemble a de quoi étonner. Selon le cabinet de conseil Bain & Company, ce marché ravira aux Etats-Unis la première place mondiale cette année et devrait atteindre 501 milliards de francs en 2015.

Les ménages chinois utiliseront alors le e-commerce pour la moitié de leurs dépenses de consommation. Dans ce contexte ultra-favorable, le marché de l’«e-luxe» prend son envol: il atteindra en Chine plus de 6,9 milliards de francs en 2015, d’après un rapport de China Business Solutions. Avec une particularité toutefois: l’immense majorité des ventes ne passe pas pour l’heure par les sites officiels des marques, mais par des tiers.

Ainsi, sur l’équivalent d’eBay en Chine, le géant Taobao (propriété du groupe Alibaba), on ne se gêne pas pour échanger sacs Dior et chaussures Balenciaga. Avec quelque 50’000 ventes par minute, la plateforme — dixième site le plus consulté au monde — attire des centaines de millions d’internautes, qui proposent à la vente de nombreux articles de luxe, souvent rapportés directement d’Europe, où les prix sont moins élevés.

«Le phénomène est tel que les marques ont augmenté leurs prix sur le Vieux Continent, en partie pour lutter contre ce tourisme d’achat, souligne Catherine Jubin, directrice de l’Association des professionnels du luxe à Paris. En Chine, il n’était pas possible de baisser les prix, en raison des niveaux de taxe et du coût de commercialisation.»

Si Taobao connaît une croissance rapide, son extension «brand to consumer», Tmall, enregistre, quant à elle, une progression encore plus marquée: des enseignes moyen de gamme comme Adidas, Uniqlo ou Ray-Ban y disposent déjà de leur boutique en ligne. De très nombreux distributeurs – officiels ou non – de marques de luxe ont ouvert leur propre échoppe sur Tmall. Le principal concurrent sur ce créneau, 360Buy Group, (qui a été rebaptisé cet été JD.com), a quant à lui créé sa propre offre luxe, «360 Top». «Ces plateformes n’ont presque pas de relations directes avec les marques, bien qu’elles écoulent un nombre très important d’articles de maisons de luxe, poursuit Catherine Jubin. Elles travaillent beaucoup sur le discount, les fins de séries et les prix cassés.»

Burberry et Coach précurseurs

La présence des maisons de luxe en Chine peut être comparée à une valse à trois temps. Les marques ont dans un premier temps investi par leur présence physique un marché très porteur: selon le Boston Consulting Group, la classe chinoise aisée, friande de produits de luxe, «plus riche que la classe moyenne mais moins fortunée que les super-riches», va plus que doubler d’ici à 2020, passant de 6 à 21% de la population. Toujours selon le cabinet de consultants, le pays deviendra le premier marché du luxe mondial d’ici à 2015, avec 23% de parts, soit 298 milliards d’euros.

Dans un deuxième temps, les marques occidentales ont lancé des campagnes de communication sur les «équivalents» chinois des principaux sites américains, de Weibo (Twitter) à Youkou (YouTube), en passant par Baidu (Google). Car le potentiel est énorme en termes de notoriété, décuplé par la densité de population chinoise, rappelle Angelito Tan: «Par exemple, le mini-clip de promotion de Cartier «Destinée», tourné l’année passée avec la star de cinéma Michelle Chen, a été visionné 2,4 millions de fois sur Youkou, contre seulement 152’000 fois sur YouTube.»

On en arrive aujourd’hui au troisième temps: la vente directe sur le web. La Chine a tout pour séduire les marques de luxe: une population jeune, mobile, avide de produits occidentaux, très connectée (plus de 700 millions d’internautes en 2013) — et, souvent, établie dans des marchés à défricher, où les boutiques de prestige restent rares, les fameuses villes du «Tier 3» dans l’intérieur du pays. Quel outil, mieux qu’internet, permet de capter un aussi vaste bassin de consommateurs en aussi peu de temps?

Certaines marques de prestige ont joué le rôle de précurseur dans les achats en ligne: c’est le cas de Coach mais aussi de Burberry, par exemple, qui proposent de la vente directe sur leur propre site. La firme britannique s’est distinguée en essayant de transposer en ligne l’expérience du magasin, en poussant l’essai à un degré très abouti.

Mais pour d’autres maisons, ce n’est pas aussi évident. «Une enseigne comme Ermenegildo Zegna, l’une des plus anciennes maisons de luxe présentes en Chine, ne vend pas pour l’heure en ligne, souligne Laure de Carayon, organisatrice de la conférence China Connect sur le digital chinois à Paris. C’est un choix: pour la plupart des marques de luxe, l’expérience en magasin reste primordiale.»

Villes côtières saturées

Plusieurs obstacles se dressent en effet sur la route des marques, ce qui explique leur prudence. «Il y a beaucoup de réflexion sur le e-commerce, mais également beaucoup d’hésitations», poursuit la spécialiste. Si les ventes directes sur internet en sont encore à leurs prémices, elles devraient néanmoins augmenter rapidement, à mesure que les firmes occidentales gagneront un meilleur ancrage sur place, et surtout noueront des partenariats solides pour la logistique, estime Angelito Tan.

De son côté, Laure de Carayon pense aussi que plusieurs marques de luxe vont suivre l’exemple précurseur de Burberry et accélérer le développement de leur activité e-commerce: «Les villes côtières sont saturées de boutiques et tous les regards se tournent vers l’intérieur de la Chine. L’explosion des ventes se produira dans l’arrière-pays, et le chemin le plus court vers ces nouveaux marchés consiste à lancer une activité online.»

La spécialiste souligne la propension des Chinois à faire des achats groupés. Cela s’est, par exemple, illustré lorsque Smart a vendu 250 voitures en ligne en quatre heures en 2010 sur Taobao. En février dernier, le fabricant a réédité son exploit en écoulant 300 exemplaires d’une série limitée en quatre-vingt-neuf minutes, sur le deuxième site e-commerce B2C chinois, JingDong. Sur le réseau social Sina Weibo, la marque a également vendu au début de cette année 666 véhicules de l’édition «Chinese New Year». «Si une plateforme crédible offre des produits de qualité, je crois que les clients chinois favoriseront le shopping en ligne à prix intéressant, même pour des voitures», déclarait en 2010 déjà Stefan Herbert, le responsable de la marque en Chine.

Y aller seul ou non?

La crédibilité reste en effet la question clé, dans un pays où l’authenticité des produits vendus sur internet n’est pas toujours garantie. «Des centaines de millions de Chinois sont sur Taobao, mais beaucoup de produits sont faux, et la plateforme ne contrôle rien, rappelle Michel Phan, professeur associé de marketing de luxe à l’EM Lyon Business School. En revanche, Tmall est un site plus réglementé, offrant plus d’assurances pour les consommateurs.» Etablir un partenariat avec cette plateforme et accéder à des centaines de millions de consommateurs, tout en côtoyant des marques moins prestigieuses et au risque de ternir sa réputation? Telle est la difficile équation à laquelle sont aujourd’hui soumises les maisons de luxe en Chine.

Certaines firmes, comme Salvatore Ferragamo, ont de leur côté décidé de nouer un partenariat avec des sites de vente chinois dédiés plus spécifiquement au luxe et à la mode, tel xiu.com, relève Laure de Carayon. «Mais il y a des problèmes de mélange des genres, car on y trouve des marques haut et bas de gamme, et également des soupçons sur l’authenticité des produits. Certains sont certifiés par les marques, d’autres ne le sont pas.»

Quoi qu’il en soit, faire cavalier seul sur un marché digital aussi complexe que la Chine semble extrêmement difficile. Alors, les marques tentent de trouver des partenaires fiables, qui respectent leur ADN et l’univers du luxe. Certaines firmes italiennes, comme Armani, ont récemment décidé de miser sur la plateforme de e-commerce spécialisée dans le luxe Yoox, note Catherine Jubin. Le site propose en Chine un modèle original — et unique au monde — de distribution: les livreurs de FedEx attendent sur le pas de la porte pendant que Madame essaie sa robe griffée Alexander McQueen commandée en ligne. Si la taille ou le coloris ne conviennent pas, ils reviendront plus tard avec un autre modèle. Une scène qui constitue peut-être déjà un avant-goût du futur.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 5 / 2013).