CULTURE

Emir Kusturica vient jouer du rock près de chez vous

Le cinéaste de Sarajevo entame avec son groupe No Smoking une série de concerts qui le conduira notamment à Strasbourg. Ses activités musicales sont aussi provocatrices que sa carrière cinématographique.

Dubrovnik, août 1999. Des affiches fleurissent sur les murs pour annoncer un concert du groupe Zabranjeno Pusenje (aussi connu sous le nom de No Smoking). L’ancienne république de Raguse est en émoi: Emir Kusturica se produira-t-il en personne au Lazareti, lieu underground situé aux pieds des remparts de la ville? Le cinéaste musulman de Sarajevo, qui a pris le parti de Belgrade au nom de sa yougo-nostalgie, viendrait-il narguer un pays qu’il a largement méprisé pendant la guerre?

Eh bien, non. Pourtant jamais à court d’une provocation, Kustu n’ira pas jusque là. Ce soir d’août, devant une salle archi-comble (des spectateurs sont même venus en nombre de la Bosnie-Herzégovine), les musiciens sont les fidèles de Sarajevo. Ils ont interprété les tubes du groupe, ceux d’avant la guerre, repris en chœur par un public nostalgique, lui, d’un passé culturel commun.

Car l’histoire de Zabranjeno Pusenje (No Smoking) est à l’image des déchirements yougoslaves. Né à Sarajevo en 1979, le groupe était aussi multiethnique que la capitale bosniaque. Kusturica qui, enfant, allait écouter chanter les tziganes dans les faubourgs de la ville, y a joué de la guitare basse à la fin des années 80.

En 1991, la Yougoslavie éclate, la guerre également, Sarajevo est assiégée par l’armée serbe dès le printemps 1992. Le groupe se dissoud, ses membres se dispersent entre Belgrade, Zagreb et plusieurs pays européens.

La drôle de paix de Dayton libère Sarajevo en 1995 et, quatre ans plus tard, réapparaissent deux variantes de Zabranjeno Pusenje – comme le serbe et le croate sont les deux variantes d’une même langue.

Un des deux groupes joue en Bosnie, Slovénie, Croatie et produit ses disques à Zagreb en jouissant d’une diffusion internationale grâce à l’Allemagne; l’autre, mené par Kusturica qui a placé son fils Stibor à la batterie, tourne en Serbie, au Monténégro et en Macédoine ainsi que partout où on le demande.

L’été dernier, le groupe de Kusturica cartonnait en Italie avec une tournée intitulée «Effets collatéraux», façon très personnelle de dénoncer les bombardements de l’Otan sur la Serbie.

En 1998, ce même groupe avait signé les musiques de «Chat noir, chat blanc», comédie dans laquelle Kusturica mettait en scène ces tziganes qu’il aime tant. Mais si, en 1989, le cinéaste avait signé avec «Le Temps des Gitans» une fresque courageuse (à l’époque, il était encore très mal vu, en Yougoslavie, de parler positivement des Gitans), ce dernier film montrait moins l’amour du peuple tzigane que son utilisation folklorique.

Une utilisation qui ne peut que plaire à l’Occident, alors même que Kusturica brandit la spécificité des Balkans et l’esprit byzantino-serbe contre les dérives capitalistes et la globalisation occidentale. Triste chute pour le cinéaste qui, dès le début des années 80, s’était brillamment imposé par des films dont tant l’esthétique que le contenu exprimaient l’âme de la Bosnie tout en dénonçant les erreurs du titisme!

Depuis la guerre, et après s’être engagé contre les partis nationalistes, Kusturica, émigré en France, a d’ailleurs accumulé les gaffes politiques et suscité la polémique à chacun de ses films.

En 1981, son premier long-métrage avait bouleversé la Yougoslavie et épaté le Festival de Venise. C’était «Te rappelles-tu de Dolly Bell», poignante histoire de famille qui se déroule à Sarajevo au moment où les premières modes et musiques occidentales commencent à pénétrer le pays. Le fils écoute Adriano Celentano à la Maison du peuple, le père, chaque soir, soumet tout son petit monde à un examen de conscience: il ne sait pas encore que son idéal communiste est en train de mourir.

En 1985, Kustu reçoit la Palme d’or de Cannes pour «Papa est en voyage d’affaires», premier film yougoslave qui témoigne des années noires lors desquelles, après la rupture de Tito avec Staline en 1948, nombre d’honnêtes communistes ont été envoyés en camp de concentration sur l’île de Goli Otok.

Après le flamboyant «Temps des gitans», le cinéaste qui s’était formé à Prague est invité à donner un cours aux Etats-Unis. Là, il tourne «Arizona Dream» ou le rêve déçu de l’Amérique, que certains ont lu comme une parabole de l’éclatement de la Yougoslavie. L’œuvre est décevante, mais ses chansons interprétées par Iggy Pop sur les musiques de Goran Bregovic deviennent des tubes mondiaux.

C’est en 1995 que le feu est mis aux poudres, avec «Underground», métaphore de l’histoire yougoslave de la Deuxième guerre mondiale jusqu’au conflit croato-serbe. Le film est coproduit par la télévision de Belgrade, principal organe de propagande de Milosevic. Le point de vue historique adopté est entièrement serbe, les Musulmans bosniaques en sont complètement absents. Kusturica, l’enfant prodige de Sarajevo, est définitivement devenu un traître à la patrie. Il affirme n’avoir voulu exprimer que son regret pour un pays qui n’est plus.

Cependant, le cinéaste arrive toujours là où on ne l’attend pas. Aujourd’hui, il ne veut plus parler politique mais jouer les rockers sur scène et porter un chapeau de cow-boy. A l’écran, il interprète un brigand repenti (drôle de rôle…) dans le dernier film de Patrice Leconte, «La veuve de Saint-Pierre». Bientôt, il va tourner, en tant que réalisateur, «The White Hotel» aux Etats-Unis, sur un scénario de Dennis Potter.

Enfin, on oubliait de dire que, dans une bonne tradition balkanique, il compte un nouveau conflit à son actif. Il s’est définitivement brouillé avec son ami et compositeur Goran Bregovic, qu’il accuse de ne plus faire que de la «merde commerciale» (là, on ne peut pas lui donner tort).

Et comme, dans les Balkans, on aime se montrer spectaculaire, les deux hommes ont joué le même soir à Zurich, le 28 novembre dernier. Kusturica, qui se produisait à la Rote Fabrik, avait été annoncé dans la presse uniquement. Bregovic, lui, avait joui d’une immense campagne publicitaire avec le slogan «Peace for the Balkans» alors que, durant tout le temps de la guerre, il n’avat pas bougé pour son pays…

Kustu a joué tard, pour que les spectacteurs de Bregovic puissent venir le rejoindre, ce qu’ils ont été nombreux à faire. Comme quoi, dans les Balkans, on peut aussi s’arranger.

Aux dernières nouvelles, Bregovic a donné un concert à Sarajevo – le premier depuis la guerre. Même si les gens lui en veulent toujours, ils sont venus en masse. Mais ils ne lui pardonnent pas d’avoir passé la nuit dans son chalet, près de Pale (capitale de la Republika Srbska et station de ski).

A quand Zabranjeno Pusenje avec Kusturica à Sarajevo?

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La tournée de No Smoking avec Emir Kusturica passera par Rennes (le 23 mai), Bordeaux (le 24), Angers (le 25), Lorient (le 26), Strasbourg (le 27), Lille (le 30 mai), Clermont-Ferrand (le 2 juin) et Toulouse (le 3 juin).

Un CD de No Smoking, enregistré l’hiver dernier à Belgrade, paraîtra ce printemps sur le label Barclay.