KAPITAL

Le succès inaltérable des écoles hôtelières helvétiques

La Suisse fut pionnière, au XIXe siècle, dans la création d’institutions formant aux métiers de l’hôtellerie. Malgré la forte concurrence internationale, elle conserve aujourd’hui un rôle de leader.

Il y a l’Ecole hôtelière de La Haye, aux Pays-Bas. Mais elle arrive en cinquième position. Il y a l’Ecole internationale de management hôtelier des Roches, à Marbella. En sixième position. Dans le dernier classement mondial des écoles internationales de management de l’accueil établi par l’institut Taylor Nelson Sofres, quels sont les centres qui devancent ces prestigieux établissements pour former le quatuor de tête? Trois d’entre eux se disputent la place de dauphin: l’Institut d’études supérieures de Glion (VD), l’Ecole internationale de management hôtelier des Roches, à Bluche (VS), et l’Université de Cornell, aux Etats-Unis. L’Ecole hôtelière de Lausanne (EHL) termine en tête.

«Le propos de l’enquête est d’établir le classement des écoles internationales de management de l’accueil au sein desquelles les employeurs sont susceptibles de recruter du personnel pour des hôtels cinq étoiles de calibre international», explique le document. Les conclusions notent que «trois des quatre écoles de tête sont des instituts helvétiques. La Suisse demeure le principal leader mondial dans l’éducation internationale du management de l’accueil. Six des dix écoles les mieux cotées ont des liens directs avec la Suisse.»

Senior Vice President des ressources humaines auprès de la chaîne Mövenpick, Craig Cochrane le confie sans détour: «Les meilleurs hôtels au monde font confiance aux écoles hôtelières suisses parce qu’elles sont aussi les meilleures au monde. Nous travaillons de manière très proche avec elles, car elles véhiculent un alliage fantastique d’histoire et de tradition, de passion pour l’hospitalité, d’excellentes infrastructures, ainsi qu’une volonté d’adaptation aux besoins de l’industrie.»

Directeur de l’enseignement et de la recherche auprès du département Learning de l’Ecole hôtelière de Lausanne, Fabien Fresnel estime que «toutes les écoles en Suisse bénéficient d’un effet ‹suisse›, mais que Lausanne, en plus, dispose d’un effet d’âge. En outre, elle est unique par l’alliance qu’elle propose entre arts appliqués et sciences du management. Beaucoup d’autres écoles se concentrent sur le deuxième aspect. Les institutions anglo-saxonnes, généralement, considèrent que c’est l’industrie qui apporte le côté pragmatique. Nous, nous gardons un ancrage fort sur le métier. La période pratique reste minime, mais elle est cruciale. C’est notre élément différenciateur, qui nous permet de travailler ce que j’appelle l’intelligence de la main, ainsi qu’une certaine attitude.»

Le temps n’a pourtant pas manqué d’accroître la concurrence entre les écoles hôtelières, aux échelons nationaux et internationaux. Au fil des ans, elles n’ont pas échappé à certains reproches. Fouiner dans les archives médiatiques permet de retrouver, par exemple, un article du Wall Street Journal datant du 19 juillet 1988. Le papier s’intéresse à l’Ecole hôtelière de Lausanne et relate des critiques émises à l’heure de l’examen — diable, pourquoi la fourchette à salade est-elle placée si loin de la fourchette dévouée au plat principal? — et ironise sur les méthodes antiques de l’institution dont la réputation serait en danger. En 2001, c’est le directeur démissionnaire Maurice Zufferey qui pousse à la réflexion: «Nous n’avons pas le monopole des paysages alpins et du soleil», dit-il dans une interview au magazine Bilan, titrée «Le monde n’attend pas la Suisse pour avancer». «On trouve également de bons hôtels ailleurs dans le monde. Nous ne nous distinguons pas toujours par notre amabilité et notre sens de l’accueil. Comparez avec la qualité d’accueil que vous trouvez en Europe du Sud ou en Asie.»

Les écoles hôtelières helvétiques semblent avoir tiré certaines leçons de ces critiques. «Les hôtels ne recherchent plus des diplômés qui savent distinguer une sauce béarnaise d’une sauce hollandaise, cela est attendu, note Craig Cochrane. Ils recherchent des personnes qui savent gérer des revenus élevés, diriger des équipes internationales et améliorer la qualité. Les écoles suisses se sont adaptées et se concentrent beaucoup sur ces domaines.»

Elle est loin l’époque où la Suisse se muait en terre d’accueil évidente pour les touristes britanniques. Et pourtant, c’est bien en ces temps anciens que s’enracine le plus précieux héritage de l’hospitalité en Suisse: sa tradition. «Les humains ont été très voyageurs depuis bien longtemps, note Claudio Visentin, professeur à l’Université de Lugano et directeur du Musée historique de Bergame. Mais le tourisme en tant que tel, c’est un business du XIXe siècle. Et la Suisse a dès le départ entretenu des liens profonds avec lui, parce que les hôtes y étaient bons: ils comprenaient la mentalité des visiteurs et s’y adaptaient.»

En 1893, les premiers élèves intègrent les bâtiments de l’Ecole hôtelière de Lausanne, à Ouchy. Au Chalet à Gobet, elle accueille désormais des étudiants du monde entier. La place y est chère. «Son succès tient au fait qu’elle a été la pionnière, elle a détenu le monopole du savoir pendant très longtemps, confirme Laurent Tissot, professeur à l’Université de Neuchâtel. Les personnes qui en sortaient étaient promues à des rangs élevés, puis conservaient un fort esprit de corps qui s’est renforcé avec le temps.»

D’un postgrade en management de l’Université de Lausanne à la mise en place d’un doctorat collaboratif avec la Washington State University, de collaborations avec des marques prestigieuses — Hublot, Laurent Perrier, Feldschlösschen –, l’EHL a grandi, touché de nouveaux horizons. «Plusieurs étapes ont marqué le développement de l’école comme, par exemple, la première classe mixte en 1924, l’ouverture d’une session anglaise en 1996 et plus récemment la création d’un Centre d’innovation et d’entreprenariat et de son incubateur d’entreprise en 2008, lance Véronique Malan, directrice du marketing à l’EHL. Nous comptons 25’000 diplômés depuis 1893. Le réseau des Anciens est très actif, avec 70 chapitres dans 120 pays de par le monde. Ils organisent diverses rencontres et événements. Les étudiants récemment diplômés, soit entre 2006 et 2011, sont répartis dans près de 70 pays.» Laurent Tissot renchérit: «L’esprit de l’école, avec son existence de plus de cent ans, est acquis.»

«Les grandes écoles hôtelières sont maintenant associées à la Suisse comme le champagne l’est à la France, ou la nourriture à l’Italie, renchérit Claudio Visentin. Sortir d’un tel établissement, c’est donner la garantie qu’on est un capitaine de croisière.» Laurent Tissot acquiesce: «On sait que l’avantage de Lausanne sur les autres écoles tient à sa polyvalence et à son pragmatisme. Les étudiants doivent passer de la cave au grenier, toucher à toutes les activités, acquérir des connaissances sur tout. Mais à partir de là, faut-il encore que l’enseignement suive. Aujourd’hui, il y a une forte concurrence. Il s’agit d’affiner les politiques d’investissement, d’attirer les meilleurs professeurs, d’entretenir la réputation.» Pour Claudio Visentin, «le réseau est un paramètre primordial. Il permet d’attirer les meilleurs intervenants. En outre, il s’agit de s’ouvrir aux nouvelles technologies. Mais être un bon hôte, c’est avant tout un état d’esprit: il faut être ouvert aux attentes de l’étranger.»

L’image internationale des écoles importe énormément. Les écoles suisses attirent des étudiants de haut calibre du monde entier, qui sont intéressés par des carrières internationales. Aujourd’hui encore, et même davantage, ces institutions doivent sans cesse se renouveler, à l’image du tourisme. Maintenir un niveau élevé reste un défi permanent. En mars, le World Economic Forum classait la Suisse en tête des nations en ce qui concerne la compétition pour les voyages et le tourisme. Sur son portail internet, l’EHL souligne que «pour maintenir sa position de chef de file, l’Ecole hôtelière de Lausanne doit non seulement s’adapter, mais démontrer qu’elle est capable de conduire le changement».

Pour Fabien Fresnel, les challenges qui se présentent aux écoles hôtelières sont de plusieurs ordres. «Il n’existe pas un seul prisme à travers lequel observer. Je dirais que les défis majeurs concernent la taille critique et la recherche de talents, puisqu’il s’agit de trouver les meilleurs enseignants dans la recherche appliquée. Et puis il y a toujours la question de l’ouverture, tant à un niveau international que technologique.»
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La recherche fondamentale absente du tourisme

Tandis que la réputation des écoles hôtelières demeure solide, la science touristique se cherche une place sur les bancs des hautes écoles suisses. Professeur à l’Institut universitaire Kurt Bösch (IUKB), en Valais, Mathis Stock raconte que «le tourisme n’est plus un objet de recherche majeur depuis longtemps».

Le début du XXe siècle avait pourtant tenté de planter certains jalons. En 1929, Robert Glücksmann crée l’Institut de recherche sur le tourisme à Berlin. Il ferme six ans plus tard. En 1940, le projet est poursuivi en Suisse alémanique, à Berne et à Saint-Gall. Mais dans les années 1980 et 1990, la science du tourisme entre en crise. «Le tourisme a eu de la peine à se faire reconnaître comme une science. Il était le dernier wagon, bien après les disciplines de la gestion, de la finance et de la banque», remarque l’historien Laurent Tissot. «Actuellement, la recherche en tourisme est axée quasiment à 100% sur la recherche appliquée, souvent en collaboration avec les acteurs du terrain», observe Roland Schegg, professeur à l’Institut du tourisme de la HES-SO Valais Wallis.

Depuis quatre ans, l’IUKB tente de porter un nouveau projet de recherche autour du tourisme. «A notre sens, il s’agit d’un objet très important pour comprendre la société dans son ensemble, défend Mathis Stock. Le tourisme lève des interrogations historiques, géographiques, anthropologiques. Nous adoptons une approche tirée de la science sociale, et pas seulement du management et de l’écologie.» Et le professeur d’évoquer par exemple les mutations des stations depuis 150 ans. Roland Schegg acquiesce: «la recherche fondamentale permettrait une meilleure compréhension du phénomène touristique, en apportant une compréhension du jeu des acteurs et une meilleure prédiction des phénomènes complexes.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères.