Face à la pénurie de crèches publiques en Suisse, de nombreuses entreprises tentent de lancer leurs propres services. Mais la réglementation engendre des coûts disproportionnés.
Le manque de places dans les crèches suisses attire des entrepreneurs étrangers. C’est le cas de la société française Bébébiz, qui gère un réseau de 15 crèches en France. Jonathan Stent-Torriani, son co-fondateur et PDG, a inauguré sa première crèche privée à Mies (VD) en avril dernier. «Habitant en Suisse, cela faisait déjà cinq ans que je songeais à ouvrir une crèche, car la demande est évidente, confie l’entrepreneur. En France, il faut environ 3 ans pour obtenir 80% d’occupation dans une crèche. Notre structure de Mies, même avant d’ouvrir ses portes, affichait déjà 70% d’occupation et sera complète dès janvier 2014. Au vu de cet engouement, nous souhaitons pouvoir ouvrir d’autres crèches en Suisse romande.»
Experte en la matière, la société Bébébiz n’a cessé d’ouvrir de nouvelles crèches depuis l’inauguration de son premier établissement toulousain en 2004. Même si la France ne connaît pas la même pénurie de places que la Suisse, Bébébiz a su exploiter le besoin des entreprises d’avoir des crèches de proximité. La société fonctionne sur des partenariats public-privé et réserve plus de la moitié de ses places (pour des crèches de 25 à 50 places) aux enfants des employés d’entreprises voisines. «L’établissement de Mies n’est pas une franchise de nos crèches françaises. Il ne se base pas sur le même modèle, c’est une structure entièrement privée», précise Jonathan Stent-Torriani.
Pour trouver des clients, les crèches privées ne peuvent pas se reposer uniquement sur la pénurie de places en crèches publiques. Plus coûteuses car non subventionnées, elles doivent proposer une offre plus attrayante pour plaire aux parents, par exemple au niveau des horaires ou des prestations pédagogiques. Barbara Lax, fondatrice de la crèche Little Green House à Gland (VD), l’a bien compris. Cette ingénieure civile et businesswoman a souhaité ouvrir sa propre crèche lorsque, devenue maman, elle s’est rendue compte qu’aucune structure d’accueil ne répondait à ses critères éducatifs.
Son concept offre un environnement multilingue (français, anglais et allemand) et se veut proche de la nature, proposant des activités en extérieur tous les jours, l’exploitation d’un potager et une nourriture saine. La crèche, ouverte toute l’année contrairement aux crèches publiques qui ferment souvent un mois l’été et à Noël, offre des horaires flexibles et va prochainement développer un concept d’ouverture de nuit. Une aubaine pour les parents qui voyagent et travaillent tard. Barbara Lax a donc su trouver sa clientèle, qui se situe dans les classes sociales moyenne et supérieure et les familles expatriées.
Faible retour sur investissement
L’activité de Little Green House, ouverte il y a un an, est rapidement devenue rentable. Les bénéfices restent relativement faibles, mais la croissance est là. L’entreprise a réalisé un chiffre d’affaire de plus d’un million de francs en 2012 et vise les 2 millions cette année. Le chemin n’a pas été évident. «Les normes en matière d’accueil de la petite enfance sont très strictes, explique Barbara Lax. Il faut notamment que 80% du personnel engagé bénéficie d’une formation, mais les diplômes étrangers ne sont pas reconnu dans le canton de Vaud. Même ceux des autres cantons posent problème! Avec mon concept multilingue, je me suis retrouvée dans une impasse, dans l’impossibilité d’engager des éducatrices étrangères ayant pourtant 15 ans d’expérience. A cela s’ajoutent les directives extrêmement rigoureuses au niveau du bâtiment et de l’aménagement intérieur. Tout cela entraîne un coût énorme et il faut être un peu fou pour se lancer dans ce genre d’aventure! L’ouverture d’une crèche représente beaucoup de risques pour peu de retour financier.»
Jonathan Stent-Torriani, de Bébébiz, établit le même constat: «C’est un investissement très lourd qui peut aller de 800’000 à 1 million de francs. En moyenne, pour 40 à 50 places occupées, le chiffre d’affaire peut atteindre 1 à 1,3 millions de francs, mais les marges réalisées restent faibles. Et dans un domaine qui connait beaucoup d’échec et d’abandon, il est difficile d’obtenir un prêt bancaire.»
Non formés dans le domaine de la petite enfance, Barbara Lax et Jonathan Stent-Torriani ont dû engager des éducatrices de la petite enfance pour diriger leurs établissements. Corinne Valencia, directrice de la crèche Bébébiz de Mies, explique: «Cela faisait très longtemps que je voulais ouvrir ma propre institution, mais je n’ai jamais eu l’argent nécessaire. Je me suis à chaque fois retrouvée face à un problème d’investissement et je n’avais pas non plus la formation nécessaire à la création d’une entreprise, avec tout ce que cela entraîne au niveau gestion, business plan, marketing, etc.»
A Nyon, la crèche de la Boironnette a pourtant été créée de toute pièce par une éducatrice de la petite enfance. «Ma mère était directrice d’une crèche communale mais désirait avoir sa propre crèche afin de bénéficier de plus de liberté, raconte Sybille Balassiano, assistante et fille de la directrice. Mais notre crèche existe depuis plus de 11 ans et il était à l’époque plus facile de se lancer, les normes étaient moins rigoureuses, et les loyers — qui pèsent lourds dans les dépenses — étaient beaucoup plus bas. Si nous avions voulu nous lancer aujourd’hui, nous n’aurions pas tenu le coup financièrement.» La Boironnette a pu se rôder et développer son affaire et, lorsqu’il a fallu s’adapter aux nouvelles normes et lois, une base financière solide était déjà établie.
Tarifs trop élevés
Selon les exploitants de crèches privées, être subventionné signifie perdre en liberté: les décisions sont prises par la commune ou, pour les crèches appartenant à un réseau soutenu par une fondation, par un comité. Mais sans subventions, les crèches privées sont obligées de faire payer le prix fort aux parents, alors que les crèches communales adaptent leurs tarifs en fonction des revenus des familles.
A Genève, le coût d’une pension en crèche privée peut monter jusqu’à 4500 francs par mois, contre 1600 en crèche subventionnée. Beaucoup d’établissements privés sont alors victimes des tarifs qu’ils imposent. «Nous avons de la peine à garder notre clientèle, raconte Christelle Castelli, directrice de la crèche privée Scoubidou à Genève qui facture 2750 francs par mois (126 francs la journée). Les parents s’inscrivent sur la liste d’attente de la ville et placent leur enfant dans notre crèche en attendant. Dès qu’une place se libère pour eux dans un établissement subventionné, ils nous quittent. Et si la crèche n’est pas pleine, cela signifie un gros déficit. Nous subissons une pression que les crèches subventionnées ne connaissent pas.»
Même après avoir passé l’épreuve de l’ouverture en obtenant les autorisations et le financement nécessaire, perdurer représente un défi tout aussi difficile. Sandra Capeder, cheffe du Service de la petite enfance de la Ville de Genève, relève qu’il arrive régulièrement que des crèches privées effectuent la demande de «devenir communales», afin de bénéficier d’une subvention. Ces crèches doivent alors réserver des places aux enfants de la commune sur laquelle elles sont installées et ne doivent plus poursuivre de but lucratif. Pour survivre, d’autres crèches privées réalisent des partenariats avec des entreprises: afin de s’assurer un certain taux d’occupation, elles réservent des places aux employés d’entreprises partenaires, qui, grâce à la participation de leur employeur, bénéficient d’un tarif préférentiel.
Le taux de personnel qualifié exigé dans les structures d’accueil de la petite enfance par les cantons est un facteur non négligeable du coût élevé des places en crèches et des difficultés rencontrées par leurs responsables. Les ressources humaines représentent en effet 80% des coûts d’une institution. Outres les éducateurs qualifiés, auxiliaires, gouvernants, assistants de direction, secrétaires, cuisiniers et parfois psychologues viennent s’ajouter à la liste des employés. Le Conseiller national Otto Ineichen, décédé l’année dernière, avait lancé l’idée d’un réseau d’une centaine de crèches «low-cost» dans l’ensemble de la Suisse. Il souhaitait faire baisser le coût des crèches en économisant sur les salaires des employés, qu’il trouvait trop qualifiés, en faisant appel à des mères voulant reprendre une activité professionnelle ou à des bénévoles. Le projet n’a pas obtenu les résultats escomptés. La crèche ouverte par le Lucernois a rapidement dû revoir ses tarifs à la hausse, obligée d’engager davantage de personnel formé pour fonctionner.
Un marché très ouvert
C’est le grand paradoxe du marché suisse de la garde d’enfants: la demande est très forte, mais ouvrir une crèche privée en Suisse reste si compliqué et coûteux que peu d’entrepreneurs se lancent, et la pénurie se maintient. «Je ne ressens aucune concurrence par rapports aux autres crèches privée, dit Barbara Lax, de la crèche Little Green House à Gland. Au contraire, il y a davantage un esprit d’entraide et de partenariat vu la difficulté de ce domaine. Beaucoup de candidats m’appellent pour avoir des conseils. Le marché est encore suffisamment ouvert pour tout le monde, et pour plusieurs années encore si rien ne change au niveau des directives imposées par les cantons.»
Malgré les difficultés, la directrice de Little Green house envisage l’implantation d’autres crèches en Suisse. A commencer par Morges, où un établissement devrait ouvrir en septembre, à condition d’obtenir un prêt bancaire de 250’000 francs. La société Bébébiz, menée par un entrepreneur expérimenté, prévoit aussi de développer son réseau en Suisse. Preuve qu’avec de solides réserves financières et une offre différente des crèches subventionnée, le modèle privé peut attirer une clientèle prête à payer le prix, et réussir dans un marché bloqué par les réglementations tatillonnes.
_______
Les crèches les plus chères d’Europe
Qu’elles soient subventionnées ou privées, les crèches suisses sont les plus chères d’Europe. Selon une étude récemment menée par l’Université de Saint-Gall, les familles helvètes consacrent plus de 30% de leur revenu à une place d’accueil, alors que ce taux s’élève à 16% en moyenne pour le reste de l’Europe. L’étude de la professeure saint-galloise Christina Felfe démontre également que ce n’est pas la pénurie de places qui explique ce coût élevé, mais les normes auxquelles sont soumises les crèches helvétiques.
Face à ce constat, la Conseillère nationale fribourgeoise Christine Bulliard-Marbach (PDC) a déposé un postulat en mars 2013 dans lequel elle prie le Conseil fédéral d’identifier, sur l’ensemble du territoire suisse, les facteurs qui rendent les places de crèches deux fois plus chères pour les parents établis en Suisse. «Assouplir la réglementation ne doit pas vouloir dire réduire la qualité, explique-t-elle. La Confédération doit prendre des mesures pour trouver une solution car ce problème influence la démographie de notre pays, qui connaît un taux de natalité très bas. Face au manque de places et au coût onéreux des crèches, les couples ont du mal à concilier vie de famille et vie professionnelle, et font moins d’enfants.»
_______
Des directives écrasantes
Les conditions d’autorisation et d’exploitation imposées aux crèches helvètes dépendent de directives strictes établies par les cantons. Sur les 80% de personnel qualifié exigé par le canton de Vaud, deux tiers doivent être diplômés d’une école supérieure dans la filière «éducateur ou éducatrice de l’enfance», ou d’une Haute école spécialisée proposant une formation en travail social. Le dernier tiers concerne les titulaires d’un CFC d’assistant socio-éducatif.
Quant à l’aménagement des lieux, les directives sont écrasantes. Chaque parcelle de l’établissement doit être étudiée: espace, lumière, équipements et sanitaires, entre autres, sont soumis à des normes établies. «L’espace intérieur disponible pour les activités éducatives des enfants est d’au moins 3 m2 par enfant, déduction faite des espaces de service (…). Cet espace est organisé de façon à permettre la répartition des enfants par groupe d’âge, en particulier pour tenir compte des besoins des plus petits.» (Extrait des directives pour l’accueil de jour des enfants du canton de Vaud.)
_______
Une version de cet article est parue dans PME Magazine.
