LATITUDES

Le bateau solaire qui décrypte le Gulf Stream

L’Université de Genève mène une expédition inédite dans l’Atlantique, qui vise notamment à mieux prédire les changements climatiques. Entretien avec son initiateur, le chercheur Martin Beniston.

Conduite par l’Université de Genève, l’expédition PlanetSolar DeepWater s’est élancée en mai dernier de Miami et s’achèvera en août prochain en Norvège, après avoir longé la côte Est des Etats-Unis, puis celle du Canada. Les scientifiques à bord effectuent des mesures sur le Gulf Stream, un courant océanique qui véhicule la chaleur des tropiques jusqu’aux régions polaires de l’Atlantique nord.

L’expédition utilise pour cela le plus grand catamaran solaire jamais construit, le MS Tûranor PlanetSolar, doté de 516 m2 de modules photovoltaïques. A la barre, le navigateur français Gérard d’Aboville, qui s’était rendu fameux en 1980 pour sa traversée en solitaire à la rame de l’Atlantique, accompagné de trois à quatre membres d’équipage. Côté scientifiques: trois à quatre spécialistes de l’Université de Genève, assistés d’autant de personnes depuis Genève.

Le bateau solaire PlanetSolar poursuit actuellement sa route dans l’Océan Atlantique. Quel est le but de cette expédition?

L’objectif consiste à affiner nos connaissances sur les interactions entre océan et atmosphère. Pour cela, nous avons décidé de suivre le Gulf Stream sur plus de 8’000 km et de mesurer tant des paramètres physiques (température, densité) que chimiques (oxygène, nitrates, salinité) et biologiques (abondance et espèce du phytoplancton présent). Nous espérons ainsi mieux comprendre la façon dont l’océan est impliqué dans la régulation climatique de l’atmosphère. Le bateau solaire présente un avantage majeur: comme il fonctionne uniquement à l’énergie solaire, il ne génère aucune pollution susceptible de fausser les mesures réalisées à son bord.

Pourquoi avoir choisi de suivre le Gulf Stream?

C’est l’un des plus grands modulateurs des climats européen et nord-américain: sous l’effet des vents soufflant le long des côtes nord-américaines, il transporte les eaux chaudes des Tropiques vers les hautes latitudes. Sous son action, nos hivers sont bien moins rudes qu’au Québec, bien que nous vivions sous des latitudes voisines. En suivant ce courant océanique, nous avons également la possibilité d’étudier deux phénomènes encore mal connus: les vortex océaniques et les zones de formation d’eau profonde.

Que sont les vortex océaniques?

Ce sont des tourbillons de 50 à 200 km de diamètre, qui se détachent du Gulf Stream au moment où celui-ci quitte les côtes nord-américaines et qui véhiculent de la chaleur vers des parties de l’océan éloignées du courant principal. Par ce biais, l’océan relâche de grandes quantités de particules – les aérosols – capables de réfléchir ou d’absorber l’énergie solaire. Un appareil inédit mis au point par le groupe de physique appliquée de l’Université de Genève va nous permettre de quantifier le type d’aérosol retrouvé dans les échantillons, son abondance, la partie libérée par l’océan (bio-aérosols) et la part d’aérosols d’origine industrielle. Grâce à ces données, nous espérons comprendre leur incidence sur le climat.

Et les zones de formation d’eau profonde?

Celles-ci se produisent à l’approche de l’Océan Arctique, lorsque les eaux de surface, devenues très froides, plongent vers les grands fonds marins. Elles activent alors des courants océaniques de grande profondeur, jusque dans l’hémisphère sud, reliant ainsi tous les bassins océaniques. C’est ce que l’on appelle le «tapis roulant océanique».

L’expédition peut-elle également nous renseigner sur les changements climatiques en cours?

Nous allons pouvoir affiner les modélisations météorologiques et océaniques utilisées aujourd’hui, et ainsi mieux prédire à terme les changements climatiques. Par ailleurs, nous projetons de répéter l’expédition d’ici à cinq ans. La comparaison des données sera probablement très instructive, surtout si l’on détecte une évolution dans le comportement des courants.

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Bio express

Le climatologue Martin Beniston est, depuis 2008, le directeur de l’Institut des Sciences de l’Environnement de l’Université de Genève. Né en Grande-Bretagne, il est installé en Suisse depuis 1985. Martin Beniston a notamment travaillé à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, dirigé le Programme Climatologique Suisse à Berne (ProClim) et assuré la vice-présidence du groupe «Impacts», au sein de l’IPCC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), lauréat du Prix Nobel de la Paix 2007). Après avoir été le directeur de l’Institut de Géographie à Fribourg, Martin Beniston a été nommé en 2006 professeur ordinaire à l’Université de Genève.