TECHNOPHILE

Menaces sur Napster, le plus grand réseau de piraterie musicale du monde

Après le groupe Metallica, le rappeur Dr. Dre vient de porter plainte cette semaine contre Napster, un logiciel qui facilite le trafic de fichiers musicaux sur le Net. L’industrie musicale est terrorisée par le succès du système.

Je me souviens de mon premier MP3. C’était il y a quelques mois, lorsque l’on commençait à parler partout de ce nouveau format permettant de transmettre de la musique en qualité CD sur Internet. Avec un collègue, on s’amusait à retrouver le plus vite possible les fichiers des pires tubes de l’époque, comme les hurlements de Céline Dion qui submergent la bande originale de «Titanic». Même pour des morceaux aussi connus, la démarche n’était pas forcément évidente. Il fallait passer par un moteur de recherche traditionnel et tenter de trouver la page d’un fan de l’échassier canadien qui aurait pris la peine de rééchantillonner son CD et de poster le fichier numérique en format MP3 sur son site.

Quelques mois ont suffi pour que le trafic de fichiers sonores atteignent l’âge adulte. Aujourd’hui, des centaines de sites se sont spécialisés dans l’indexation de documents MP3 et flirtent ainsi élégamment avec l’illégalité. On sait que diffuser de la musique sans en détenir les droits est interdit. Ce qui est moins évident, c’est de déterminer s’il est criminel de classer des liens vers des documents sonores hébergés sur des sites tiers.

«Concernant le cyberdiffuseur, il n’y a pas d’ambiguité: celui qui met à la disposition du reste du monde un fichier MP3 en convertissant le contenu d’une œuvre musicale dont il ne détient pas les droits viole la loi, résume Vincent Salvadé, juriste à la Société suisse pour les droits des auteurs d’œuvres musicales (Suisa). Par contre, celui qui télécharge le fichier ou le répertorie avec un lien n’est pas censé savoir que les droits de diffusion n’ont pas été payés. Un flou juridique subsiste, même si la source est souvent «visiblement illicite» dans le cas de bourses d’échange sur Internet.»

Le problème a pris une ampleur particulière avec l’arrivée de plate-formes spécialisées, destinées à faciliter l’échange et la recherche de fichiers MP3. Ainsi, l’extraordinaire Napster, développé l’an dernier par Shawn Fanning, un programmeur de 19 ans, qui a créé sa start-up en Californie comme il se doit. Ce petit logiciel permet de transformer très simplement n’importe quelle machine connectée au réseau en un serveur de fichiers musicaux accessible à tous. Au moyen d’un navigateur spécial (à télécharger gratuitement sur le site), Napster organise ensuite une bourse musicale mondiale ultra-performante: un moteur de recherche permet de retrouver en un éclair n’importe quel morceau ou artiste. Les fichiers MP3 sont triés en fonction du débit de la source (la ligne sur laquelle est branchée le serveur), ce qui rend le téléchargement d’autant plus efficace. Napster permet à n’importe quel internaute muni d’une bonne liaison au Net et d’un graveur de CD de se monter une discothèque facilement et surtout gratuitement.

Les étudiants se sont rapidement emparés de la cyberbourse Napster pour enrichir leur discothèque et diffuser leurs meilleurs titres. A tel point que plusieurs universités américaines ont dû bloquer l’accès au serveur Napster.com. L’Université de Caroline du Sud a pris cette décision après avoir réalisé que plus de 40% de la bande passante était utilisé par des serveurs MP3 illégaux répartis sur le campus, rapportait en février le magazine Wired. Pour tout arranger, l’esprit communautaire et rebelle de Napster encourage les membres à publier leurs disques: à côté de chaque pseudo, un chiffre indique combien l’internaute a téléchargé et surtout publié de fichiers. Pour devenir une star de Napster, il faut obtenir des scores de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers de morceaux. Par ailleurs, une messagerie intégrée dans le programme permet de favoriser les échanges, les avis et les combines en temps réel.

Juridiquement, les utilisateurs de Napster ne risquent pas grand chose. «Lorsque la diffusion de musique ne se fait pas à des fins commerciales, les sanctions ne sont jamais très lourdes, explique Carlo Govoni, juriste responsable des droits d’auteur auprès de l’Institut fédéral de la protection intellectuelle (IFPI) à Berne. Si on pince un de ces jeunes diffuseurs, le lésé peut exiger un dédommagement relatif à la somme qu’il a perdue (par exemple en fonction du nombre d’internautes qui ont téléchargé le morceau). S’il y a visiblement une volonté commerciale, l’artiste ou la maison de disque peut aller plus loin et déposer une plainte pénale.» Celui qui ne fait que télécharger de la musique pour son usage personnel – et ne diffuse pas – ne risque presque rien: «En vertu du droit actuel, il peut se défendre par ce qu’on appelle l’exception d’usage privé», confirme Vincent Salvadé de la Suisa.

Le succès de Napster n’a pas tardé à terroriser les éditeurs de musique, qui n’ont pas l’intention de rester les bras ballants. Regroupé aux Etats-Unis au sein de la RIAA (Recording Industry Association of America), ils ont porté plainte contre Napster en décembre dernier, argumentant que le logiciel «encourageait le développement de la piraterie musicale».

La culpabilité de la jeune société californienne est cependant loin d’être démontrée. Napster se contente de répertorier des fichiers illégaux qui sont hébergés sur les serveurs des usagers, et non sur Napster.com. Napster n’est donc pas un diffuseur. Officiellement, l’entreprise n’a d’ailleurs pas pour but de faciliter l’échange de fichiers musicaux illégaux mais de donner la possibilité à de jeunes artistes inconnus de se présenter au monde…

En attendant que la justice tranche, les plaintes s’accumulent. Et ce sont désormais les artistes eux-mêmes qui commencent à se mobiliser en vue d’éradiquer le phénomène Napster. Cette semaine, le rappeur Dr. Dre a porté plainte contre la jeune société. Une offensive qui succède à celle du groupe Metallica.

L’industrie musicale attend que technologie et justice viennent ensemble à la rescousse. Les éditeurs participent au développement de logiciels qui permettent la transmission de musique tout en empêchant les copies illicites (comme le système de la firme Audiosoft basée dans la région genevoise). «Il y a aussi une évolution juridique à mener, ajoute Carlo Govoni. Les producteurs espèrent que la loi soit modifiée pour que la simple tentative de contournement de ces nouvelles techniques de protection par des pirates soit considérée comme illégale, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.» Dans la jungle Internet, les fichiers MP3 continuent cependant de se reproduire comme des lapins. Et si Napster doit disparaître sur ordre de la justice américaine, d’autres outils prendront à coup sûr la relève, ailleurs.