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Le prix du multitasking

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On parie que vous consultez cet article entre deux alertes électroniques, une conversation avec un collègue et le bouclage d’un dossier. Et que vous êtes fier de votre capacité à jongler avec toutes ces activités. Et bien, vous avez tort. Pire: plus vous vous pensez bon en multitasking, plus vous êtes, en réalité, mauvais (et impulsif). Telle est la conclusion à laquelle sont arrivés des chercheurs de l’Université de l’Utah (Etats-Unis), dans une étude publiée en janvier dernier. Mais rassurez-vous, vous n’êtes pas seul; selon un sondage réalisé par le CSA, près de 75% des internautes français surfent en regardant des vidéos.

Les chercheurs de l’Université de l’Utah ont demandé à 310 étudiants en psychologie, filles et garçons autour de la vingtaine, de répondre à des questionnaires sur leur utilisation de tous les médias, de la presse écrite en passant par les écrans de télévision et les smartphones, et à des questionnaires reconnus sur l’impulsivité et la recherche de sensations. Les participants ont ensuite auto-évalué leur capacité au multitasking, notamment en téléphonant au volant. Résultat: ceux qui font le plus de choses à la fois sont aussi les plus impulsifs, en quête de sensations, qui surévaluent leurs capacités et s’avèrent en fait moins doués que les autres dans ce domaine.

Même si le professeur David Strayer a précisé que ceux qui se pensaient meilleurs dans le domaine étaient de vifs esprits qui s’ennuyaient rapidement, il n’empêche: les conclusions de l’enquête sont venues corréler de nombreuses autres études qui, ces dernières années, ont pointé du doigt des croyances erronées sur le pouvoir du multitasking. Pourtant, au début de ce troisième millénaire, c’est-à-dire hier, c’était le talent à mettre en avant, signe d’efficacité.

Une illusion véhiculée avec enthousiasme par les médias et les technophiles, insistent les spécialistes. L’un des premiers à avoir flairé l’arnaque est un Américain, Dave Crenshaw. En 2008, il publiait The Myth of Multitasking: How «Doing It All» Gets Nothing Done. «Aujourd’hui, le multitasking a une connotation d’héroïsme. Nombreux sont les dirigeants qui se flattent de leur capacité à le maîtriser, et c’est une qualité qui continue d’être demandée dans les offres d’emploi. Enfin, il est évident que nos téléphones, Facebook ou Twitter nous poussent au multi-tâches.»

Conférencier et conseiller en entreprise réputé outre-Atlantique, Dave Crenshaw estime que le terme même a été mal compris. «Le mot n’est entré dans le langage commun que dans les années 1990. Il s’agissait au départ d’un terme utilisé dans l’informatique, apparu lorsque le système Windows s’est imposé et qui désigne l’accomplissement apparemment simultané de deux tâches ou plus par l’unité centrale de l’ordinateur, nous explique-t-il. Ce qui compte, c’est le mot «apparent». Car tout comme votre cerveau, l’ordinateur ne peut pas se concentrer sur deux choses. Il ne fait que passer rapidement d’un programme à l’autre, ce qui donne l’illusion qu’il fait les deux en même temps.»

«En fait, ce que l’on appelle multitasking consiste à aller et venir d’une tâche à l’autre», résume David M. Sanbonmatsu, de l’Université de l’Utah. Reste que le lien quasi organique entre l’ordinateur et un environnement en mutation constante est fait tout de suite. Les spécialistes et les médias s’emparent du concept et le rendent «rapidement aussi populaire et accepté que la voiture et le hamburger», selon Dave Crenshaw.

A l’attention volontaire, qui se concentre sur une seule et unique tâche, s’ajoute l’attention involontaire, stimulée par l’extérieur, comme une petite enveloppe qui apparaît sur l’écran ou une alerte sonore. Trop de stimuli nuit; la productivité baisserait jusqu’à 40% lorsqu’on essaie de faire plusieurs choses à la fois. Pertes de temps et erreurs sont inévitables; en raison des transitions exigées par le fait de changer constamment de tâche. Selon la compagnie informatique Intel, un employé consulte ses mails 50 fois par jour, produisant stress, fatigue et, en corollaire, une productivité et une satisfaction moindres. Une situation qui ne va pas s’arranger, puisque le nombre de mails croît à un rythme annuel de 66%, selon l’ePolicy Institute.

Et ceux qui pensent que le multitasking concerne avant tout les femmes, génétiquement programmées pour gérer toutes sortes de choses en parallèle, se trompent. «En fait, la majorité de mes clients sont des clientes, des femmes d’affaires qui viennent me voir car depuis des années, elles se sentent complètement incompétentes face à des attentes sociales erronées et l’image véhiculée qu’elles devraient être capables de tout gérer. Alors que les femmes, comme les hommes, peuvent tout faire — mais PAS en même temps. A la limite, les femmes sont peut-être plus rapides que les hommes à passer d’une tâche à l’autre», insiste Dave Crenshaw.

Personne ne sera étonné d’apprendre que les femmes font plus de choses en même temps, que les hommes. Pas besoin de chercher très loin pour comprendre. Depuis la nuit des temps, les mères de famille n’ont-elles pas travaillé, aux champs ou à la maison, nettoyé, cuisiné et bien sûr élevé, nourri et blanchi des myriades d’enfants? Dans une étude parue fin 2011 dans l’American Sociological Review, la chercheuse Shira Offer a démontré que les mères qui travaillent font plus de multitasking que les pères, et que «dans l’ensemble, c’est pour elles une expérience bien plus négative que pour les pères». «L’idée répandue que les mères ou les femmes en général sont de parfaites adeptes du multi-tasking est trop simpliste», résume cette professeure assistante au Département de sociologie de l’Université de Bar-Ilan, près de Tel-Aviv (Israël).

Le problème, c’est que la tendance n’est pas près de s’inverser. «Beaucoup de gens savent que le multitasking est néfaste. Mais leur comportement reste inchangé, car c’est addictif, et que nous avons conditionné notre esprit et notre corps à répondre à ces stimuli. Sans parler de tous ceux, encore trop nombreux, qui sont fiers de leur capacité à gérer plusieurs choses de front», indique Dave Crenshaw. Qui parle d’expérience. «J’ai été diagnostiqué comme sévèrement hyperactif. Ajoutez à cela que je suis un entrepreneur qui a toujours eu l’habitude de gérer plein de choses à la fois et vous imaginez la gravité du cas. Mon bureau était dans une pagaille permanente, avec de la paperasse du sol au plafond, mais ma carrière aussi était désorganisée: je ne cessais d’en changer.» Il s’est posé, s’est concentré, a écrit son livre, et se consacre désormais à dénoncer les méfaits du multitâches.

«Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas la technologie qu’il faut remettre en question, mais la manière dont nous l’utilisons, insiste Dave Crenshaw. Nous, ses utilisateurs, évoluons plus lentement qu’elle, alors que nous sommes confrontés à des défis de productivité qui n’existaient pas il y a vingt ans, et qui exigent de repenser la manière dont nous utilisons les outils technologiques dont nous disposons.» Et de conclure par ces mots à la fois simples et étonnants: «Il est important de se rappeler que la technologie est à notre service et que nous en sommes maîtres. Nous avons le pouvoir d’éteindre notre portable, notre boîte électronique ou nos alertes de SMS. Mais ce qui est fou, c’est que la majorité des gens ne s’en rend pas compte.»
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De l’open office au slow work

Très populaire jusqu’à récemment, l’espace de travail partagé, dit open space, est aujourd’hui remis en question. Cette conception collective, pensée pour renforcer le team building mais surtout l’interaction et les synergies, se voit désormais associée à une augmentation du stress et de mauvaises relations entre les employés. Alors quoi? Difficile de revenir au banal bureau d’antan, trop cloisonné. La revue d’architecture Stream, créée par l’architecte français Philippe Chiambaretta, a consacré son édition 2O12 au bureau postmoderne. Des entreprises comme Google, Facebook ou les studios Pixar ont fait les gros titres avec leurs espaces cool office dédiés à la détente des employés. Au cool office répond le slow office, salle réservée à la concentration des employés. Les architectes conçoivent aujourd’hui des espaces modulables, certains destinés aux réunions informelles où l’on reste debout; d’autres pour des rendez-vous importants, complétés par des zones privées pour des moments de concentration. L’enjeu aujourd’hui est de combiner la cellule et le cloître, le privé et l’ouverture, résumait Philippe Chiambaretta.

Chez la maison suisse de mobilier Vitra, c’est le citizen office qui prime. L’idée est celle d’un bureau interchangeable dont chaque membre est responsable et autonome. De plus en plus, notamment dans les start-up outre-Atlantique, les postes de travail sont modulables selon les activités de la journée. Sinon, des entreprises conseillent de changer les places attribuées à intervalle de quelques mois, afin d’éviter la routine. Enfin, timidement, certains mettent en avant la notion de slow work, dans la droite ligne du mouvement slow food. C’est le cas de l’Américain Pete Bacevice. L’idée: ralentir un rythme rendu frénétique, en se bloquant des plages horaires où on ne laissera rien nous interrompre, en changeant de pièce pour retrouver l’inspiration ou en sortant travailler dans un café.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 5).