CULTURE

«Le Seigneur des Anneaux», un marketing de légende

Près d’un an avant la sortie du film, un cyberbuzz, orchestré par les producteurs de l’adaptation du best-seller de Tolkien, a déjà commencé. 1,7 millions d’internautes ont téléchargé la bande annonce le premier jour de sa diffusion.

Vous en aviez rêvé, ils l’ont fait: le «Seigneur des Anneaux», best-seller de J. R. R. Tolkien, est en train de devenir un film. Peter Jackson («The Frighteners», «Heavenly Creatures») réalise en ce moment une trilogie correspondant aux trois parties de cette fresque qui met en scène elfes, nains, mages et hobbits. Le tournage a lieu en Nouvelle Zélande, où la nature se prête bien à la recréation des paysages grandioses des Terres-du-Milieu.

Patience cependant. Contrairement à «Star Wars», les trois films sont réalisés d’une traite, en 16 mois d’affilée. Commencé en octobre 1999, le tournage devrait se terminer vers février 2001. Il faudra ensuite compter avec la postproduction. Cela repousse la sortie de «La Communauté de l’Anneau» à… Noël 2001, suivie des «Deux Tours» fin 2002 et du «Retour du Roi» en 2003!

Pourquoi parler d’un film plus d’une année et demie avant sa sortie? Parce qu’internet bouleverse la donne. On assiste ici à un phénomène comparable à celui qu’a entraîné la réalisation de «La Menace Fantôme»: les producteurs profitent de l’effet d’annonce en s’adressant d’ores et déjà aux fans qui fréquentent les nombreux sites (dont celui-ci et celui-là) consacrés à l’auteur de «Bilbo le Hobbit».

Pendant les mois de préproduction, ces sites se sont répandus en conjectures afin de savoir quels acteurs allaient incarner quels personnages. Depuis que la distribution est connue (Ian McKellen, Cate Blanchett, Ian Holm, Christopher Lee, Elijah Wood…) et le tournage commencé, les nouvelles arrivent au compte-goutte: photos de décor, interviews d’acteurs et comptes-rendus d’«espions».

Les responsables du projet se prêtent de bonne grâce à ce jeu où ils ont tout à gagner. Tandis que New Line a créé un site officiel, Peter Jackson multiplie les déclarations d’allégeance («C’est une grande responsabilité que de porter cette œuvre à l’écran»), Sir Ian McKellen tient un journal de bord et le studio diffuse sur le Net une bande-annonce dévoilant les premières images de l’épopée. Ce trailer, annoncé à grand fracas par un compte à rebours quotidien, a été téléchargé par 1,7 millions d’internautes le premier jour de sa diffusion, battant à plate couture le précédent record détenu par «La Menace Fantôme».

C’est qu’il y a une différence de taille avec «Star Wars»: avant même que ne débute le tournage du film, la saga romanesque de Tolkien a été vendue à plus de 50 millions d’exemplaires à travers le monde. Ce qui revient à dire que cette production à 380 millions de dollars néo-zélandais s’annonce comme un succès quasi-assuré.

La médaille a cependant son revers: sur le Net, d’âpres discussions ont déjà lieu quant au respect dû au roman. Les hobbits auront-ils bien une taille de semi-homme? Le rôle de la princesse elfique Arwen sera-t-il consolidé afin d’étoffer l’incontournable histoire d’amour? Verra-t-on le grand méchant Sauron en chair et en os? Tant de questions existentielles pour tous les Tolkienophiles…

Ce remue-ménage précoce éclaire en tous cas une particularité de Tolkien qui a assuré son succès et continue de le rendre fascinant: ce très digne professeur d’Oxford savait s’y prendre mieux que personne pour doper l’imagination. Cela vient sans doute de l’extrême méticulosité avec laquelle il a donné vie à son monde fictif, articulant un conte pour enfant («Bilbo le Hobbit» ), une saga romanesque («Le Seigneur des Anneaux») et une évocation mythologique («Le Silmarillion») en un tout ayant sa propre cohérence, qu’il consolida encore par des cartes géographiques et des langues inventées. Cette manière de baliser des terres imaginaires a rapidement porté ses fruits: outre les 50 millions de lecteurs du «Seigneur des Anneaux», on ne compte plus les atlas des «Terres-du-milieu», études littéraire et dessins signés par divers auteurs, tandis que le jeu de rôles y puise son origine.

Un jour ou l’autre, le cinéma devait fatalement s’emparer de cette matière riche en images puissantes et forte d’un scénario en béton. Le seul problème était technique: il y a encore dix ans, réaliser un film comprenant de nombreuses créatures de tailles différentes s’avérait trop compliqué. C’est donc le cinéma d’animation qui s’empara d’abord de ce matériau prédestiné, avec un succès médiocre.

Aujourd’hui, les technologies numériques ouvrent des perspectives nouvelles. Bref, la mise à l’écran du roman de Tolkien était programmée et son succès ne l’est pas moins. On ne peut que regretter une chose: ce qui était merveilleux pour le lecteur du «Seigneur des Anneaux», c’est cette faculté propre au livre d’ouvrir l’imagination de chacun. Quand les films de Peter Jackson seront sortis sur les écrans, charriant branle-bas médiatique et merchandising, une imagerie unique s’imposera. L’ère de la liberté d’imagination sera belle et bien révolue. Et c’est tout un pan du génie de l’auteur qui s’en trouvera affecté.