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«Désormais, les designers prennent part à toutes les décisions»

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Le magazine «Time» l’a consacré il y a quelques années comme l’un des 25 créateurs visionnaires de la planète. On lui doit notamment l’«ordinateur à 100 dollars» XO, plébiscité dans les pays en développement, la moto électrique révolutionnaire Mission Motors ou encore le très stylé haut-parleur sans fil Jambox. A la tête de la société de design Fuseproject, qu’il a créée en 1999 à San Fransisco, Yves Béhar collectionne les récompenses et multiplie les projets, comptant parmi ses clients réguliers des marques aussi prestigieuses que Puma, Nivea, Herman Miller, Coca-Cola ou Activision. Il livre ses réflexions et explications sur l’influence grandissante des designers dans l’industrie.

Le design est devenu un critère primordial dans la conception d’un nouveau produit, qu’il s’agisse d’une télé, d’un ordinateur, d’une machine à café ou même d’un aspirateur. Les designers sont-ils aujourd’hui davantage consultés et écoutés par les marques?

Absolument. Et il s’agit d’un changement radical intervenu cette dernière décennie. Auparavant les designers étaient vus comme des stylistes, des professionnels de la surface et de la couleur, autrement dit des gens qui n’interviennent qu’en fin de projet. C’était une vision très superficielle du design. Aujourd’hui, on assiste à un revirement à 180 degrés: les designers sont intégrés dans le management et prennent part à toutes les décisions. Même dans les start-up, la présence d’un designer est de plus en plus considérée comme cruciale.

Le designer intervient donc beaucoup plus en amont dans les projets…

On demande en effet au designer de faire avancer les choses. Il n’est plus dans le siège du passager mais derrière le volant.

A quoi est due cette influence grandissante des designers? Aux consommateurs qui sont de plus en plus exigeants?

Cette évolution résulte d’abord d’un bouleversement des règles du jeu: nous sommes passés d’un monde où la communication des marques s’effectuait principalement à travers la publicité – avec des messages ultra-simplistes d’une trentaine de secondes — à un monde où l’interaction avec le consommateur est devenue un dialogue. On assiste ainsi à une sophistication des clients sur tous les plans. Il exige que les produits soient conçus de façon cohérente, du packaging à l’expérience digitale, en passant par la vente et le service.

Est-ce que la concurrence entre les marques les pousse à se distinguer par le design?

Les utilisateurs recherchent en effet la différence. Les marques ne peuvent plus s’en tenir aux simples caractéristiques des produits, se copier les unes les autres et présenter à peu près la même chose au même prix. Aujourd’hui, chaque marque doit offrir une perspective et une philosophie uniques, tout en cultivant son héritage et son histoire.

A côté du design industriel, tout un pan du design concerne des projets sociaux et à but non lucratif. Selon vous, quels sont les domaines où le bon design fait encore défaut?

Le design est en train d’explorer de nouveaux territoires, et il est déjà beaucoup mieux représenté aujourd’hui qu’il y a dix ans. J’estime toutefois que l’ensemble du domaine de la santé a un besoin impérieux de «redesign», qu’il s’agisse des hôpitaux, des produits pharmaceutiques ou des formalités administratives. Le secteur médical doit apprendre à considérer les personnes en tant que consommateurs et non en tant que malades contraints de recevoir un service ou un produit.

Avez-vous des projets en cours dans ce secteur?

Dans le domaine des diagnostics, nous travaillons sur plusieurs projets intéressants, dont un produit capable de déterminer l’état de santé d’un patient à distance. Il y a actuellement une grande effervescence dans la Silicon Valley autour de ce sujet. L’objet en question ressemble au «Tricorder» de Star Trek, un petit outil tenant dans une main, capable de détecter, d’enregistrer et d’analyser des données. C’est l’un des défis et interrogations du moment: quelle entreprise sera capable de mettre au point une technologie et un design pour établir des diagnostics à distance?

Dans le même ordre d’idées, vous en appelez souvent à une fusion entre le design industriel et le développement d’interfaces digitales…

Le temps est en effet révolu où le hardware était développé d’une façon complètement séparée et différente du software. L’avenir est à une symbiose de ces deux mondes. Cette nouvelle façon de pratiquer le design permet de créer des produits et des expériences beaucoup plus forts. D’ailleurs, cette année au CES (le Consumer Electronics Show de Las Vegas, plus important salon consacré à l’innovation technologique en électronique grand public, ndlr), énormément de produits présentés alliaient les technologies médicales avec des applications digitales.

Paradoxalement, le design digital s’accompagne souvent d’une approche nostalgique, avec, par exemple, l’utilisation chez Apple d’un agenda virtuel qui reproduit la texture du cuir (une mode connue sous le nom de skeuomorphisme). Quel regard portez-vous sur ce type d’approche?

Le skeuomorphisme est un concept dépassé qui renvoie aux prémices des interfaces utilisateurs. Aujourd’hui, on va au-delà des clichés rétro. Microsoft et Nokia ont montré des interfaces beaucoup plus intéressantes. Le défi est de créer des interfaces claires dans leurs fonctions, mais qui soient également uniques et immédiatement reconnaissables.

Beaucoup de designers actuels revendiquent l’héritage fonctionnaliste du design suisse. On l’a récemment vu avec Windows 8, qui s’inspire ouvertement du graphisme suisse, ou encore Apple, qui a emprunté l’horloge des CFF et la typographie Helvetica pour ses iPhone. Le design suisse reviendrait-il en force sur le devant de la scène?

Le design suisse est très admiré et respecté dans la profession, notamment pour la constance, la fonctionnalité et l’identité de ses produits à travers le temps. La nouveauté aujourd’hui est que cette approche s’étend à d’autres domaines, dont le monde digital, où le besoin d’identité est très fort.

Mais attention, un bon design n’est pas juste un design qui applique certains codes et principes. Il faut encore créer une iconographie unique qui n’appartienne qu’à une idée ou à une entreprise. Il s’agit alors d’inventer de nouveaux principes.

Parmi les productions de design suisse, quels sont selon vous les exemples les plus convaincants?

J’apprécie le mobilier de bureau USM, par exemple, mais aussi les meubles Wogg ou les sacs Freitag. Tous ces objets traversent le temps sans se démoder grâce à une approche classique.

En quoi l’héritage du design suisse se retrouve-t-il dans votre travail?

Plusieurs aspects de mon travail font que je me considère comme Suisse. Par exemple, la conviction que des points de vue forts doivent être transmis par le design. Le sens du travail bien fait et de l’organisation est aussi très important. Ces éléments font partie de mon héritage.

Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier?

Le One Laptop per Child («un portable par enfant») est un projet qui a changé le rapport aux technologies pour les pays en voie de développement. Trois millions d’enfants et d’étudiants utilisent aujourd’hui cette machine; les résultats au Pérou ou en Uruguay sont remarquables. Dans un autre registre, le haut-parleur portable sans fil Jambox est un produit très apprécié et un énorme succès commercial. Je citerai aussi mon projet de chaise de bureau Sayl, développé en collaboration avec Herman Miller, qui combine la performance ergonomique — grâce à une structure innovante — et un prix très accessible.

Vous avez présenté en début d’année le relooking de Nivea. Quel a été votre objectif pour ce mandat?

Nous avons voulu retrouver l’ADN de Nivea. C’était un travail à entreprendre avec humilité car il y avait beaucoup de choses à respecter, à voir avec le regard du de-signer du logo originel, qui date de l’époque du Bauhaus. Il fallait innover en conservant le contexte que les gens connaissent, qui est le cercle bleu, dans la couleur bleue Nivea. L’idée était de revenir à quelque chose de plus pur, et d’appliquer ce concept d’une façon très constante pour les centaines de produits de la marque. Cette approche correspond actuellement à une tendance forte du rebranding, au contraire de ce qui se faisait encore dans les années 1990, où l’on additionnait les éléments graphiques.

Depuis ce redesign, beaucoup de clients de Nivea nous ont dit avoir l’impression d’avoir toujours vu la marque comme ça… C’est presque le changement que les gens avaient déjà en tête. Et, d’une certaine façon, c’était l’objectif recherché.

Comment l’aspect environnemental a-t-il été intégré dans vos travaux?

Il est toujours très important pour moi de pratiquer un design durable, en cherchant toutes les opportunités possibles de créer des produits qui amènent un certain progrès, qu’il s’agisse des matériaux utilisés ou de l’énergie nécessaire pour la production. Ici, nous sommes parvenus à améliorer la logistique du shipping en maximisant le nombre de produits emballés dans chaque carton ou caisse. Dans le cas de Nivea, dont 500 millions de femmes utilisent les produits tous les jours, des gains de 15 ou 20% dans l’optimisation du packaging — comme nous avons pu en réaliser sur certains produits — prennent tout leur sens. Ces changements deviennent significatifs avec une telle envergure de commercialisation. Il s’agit d’un pas vers un processus de production plus écologique.
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Rêve américain

Avec son bagout et son look de surfeur californien, Yves Béhar (45 ans) n’a pas le profil type de l’entrepreneur helvétique. Il est pourtant l’un des rares designers suisses à faire carrière sur la scène internationale. Né en 1967 d’un père d’origine turque et d’une mère allemande, ce Lausannois, aujourd’hui installé à San Francisco, est l’incarnation du rêve américain.

Après avoir entamé ses études au Art Center College of Design de la Tour-de-Peilz (VD), en 1989, Yves Béhar poursuit son cursus aux Etats-Unis. Il démarre sa carrière au début des années 1990 en plein cœur de la Silicon Valley, en travaillant chez Frogdesign puis Lunar, ce qui lui permet d’être impliqué dans des projets pour Apple, Silicon Graphics ou Hewlett-Packard.

En 1999, il lance sa propre société de design, baptisée Fuseproject, aujourd’hui active dans des domaines aussi variés que l’électronique grand public, les accessoires lifestyle, le sport, la mode, mais également les projets sociaux, comme avec l’ordinateur à 100 dollars (projet One Laptop per Child) destiné aux pays en voie de développement, ou des distributeurs de préservatifs conçus pour la ville de New York.

L’entreprise Fuseproject emploie désormais une trentaine d’employés et a ouvert une succursale à New York. Elle fait partie des agences de design les plus estimées.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 1 / 2013).