KAPITAL

Comment easyJet a repeint le ciel européen en orange

Alors que la plupart des compagnies aériennes du continent sont dans le rouge, le transporteur britannique parvient à maintenir à la fois ses revenus et ses bas prix. Il s’attaque désormais à la clientèle d’affaires.

Le 18 juin 1971, un avion tricolore, bleu-rouge-orange, décolle de l’aéroport de Dallas en direction de San Antonio, au Texas. Il s’agit du vol inaugural de la compagnie américaine Southwestern Airlines. Mais aussi du premier trajet low-cost de l’histoire de l’aviation.

Le modèle aura mis une vingtaine d’années à traverser l’Atlantique. Ryanair est la première compagnie européenne à voir le jour en 1985, suivie d’easyJet en 1995, fondée par l’entrepreneur britannique d’origine chypriote Stelios Haji-Ioannou. Mais le succès n’est pas immédiatement au rendez-vous. «Au début, les gens se méfiaient de ces avions orange ornés d’un gros numéro de téléphone et de ces billets à prix cassés, explique Peter Turnbull, professeur à la Cardiff Business School et spécialiste du marché de l’aviation. Il a fallu que les compagnies traditionnelles lancent leurs propres vols low-cost, comme British Airways avec Go ou KLM avec Buzz, pour légitimer ce modèle aux yeux des passagers.»

La croissance est alors spectaculaire. En seize ans, easyJet est passée de 0 à 16% du marché européen et représente aujourd’hui la quatrième plus grande compagnie du continent. Elle exploite 611 lignes depuis 30 pays et a transporté 55 millions de personnes en 2011. Au cours du dernier exercice, terminé en septembre dernier, ses revenus ont atteint 3,45 milliards de livres (5,2 milliards de francs). Le bénéfice après impôts s’est élevé à 225 millions de livres, en hausse de 86%. Et cela malgré une politique des prix imbattable: les passagers dépensent en moyenne 69 francs pour parcourir 1100 km avec easyJet.

«La maîtrise des coûts est une obsession quotidienne pour nous», relève Thomas Haagensen, le directeur d’easyJet pour la Suisse et l’Allemagne. Une gestion efficiente qui doit beaucoup à la simplicité du modèle adopté par le transporteur orange. Il a, par exemple, choisi de se limiter à un seul type d’avion. «Nous disposons d’une flotte uniquement composée d’Airbus A319 et A320, deux appareils très proches, ce qui nous permet de rationaliser nos coûts de maintenance auprès d’un seul fournisseur», détaille-t-il. La formation de l’équipage et les acquisitions de matériel peuvent, elles aussi, être uniformisées.

L’absence de classe «business» permet en outre de placer plus de sièges dans chaque avion. Analyste chez HSBC, Andrew Lobbenberg souligne par ailleurs qu’une bonne partie des avions d’easyJet ont été acquis en exerçant des options de commande placées juste après le 11 septembre 2001, lorsque les prix étaient au plus bas. La maximisation du temps passé en l’air représente une autre source d’économies. «Nos appareils restent en moyenne vint-cinq à trente minutes au sol, contre une heure pour de nombreuses autres compagnies», dit le directeur régional d’easyJet. La décision de ne pas attribuer des places numérotées aux passagers a d’ailleurs pour but de rendre l’embarquement plus rapide. «Nos vols débutent souvent très tôt le matin et finissent tard le soir, ce qui nous permet de prévoir une rotation de plus dans le planning des avions par rapport à nos concurrents», ajoute-t-il.

Enfin, le transporteur britannique joue la carte du service minimal: les réservations se font presque exclusivement en ligne, les passagers ne reçoivent pas de collation durant le vol et le personnel au sol est limité au minimum. «Nous opérons selon le principe du «pay per use», explique Thomas Haagensen. Le client ne paye que pour ce qu’il consomme. Ainsi, on évite que l’ensemble des passagers ne sponsorise des prestations sollicitées uniquement par un petit nombre.»

Celui qui veut s’offrir un extra, qu’il s’agisse d’un sandwich, d’une valise en soute ou d’un embarquement prioritaire (l’option speedy boarding), doit s’acquitter d’un supplément. En plus de permettre des économies, ce système assure à la compagnie de gros revenus: 20% de ses rentrées proviennent de la vente de services annexes.

Des destinations rentables

Mais la compagnie n’agit pas que sur la maîtrise de ses coûts. Elle a également mis en place un réseau dense de destinations rentables. «Nous pratiquons un contrôle permanent de la performance de chaque route, dit Thomas Haagensen. Chacune doit mériter son existence.» Göteborg, en Suède, a ainsi été abandonnée, en raison d’une rentabilité insuffisante. Le transporteur va aussi réduire ses capacités vers l’Espagne de 7% dès cet hiver et même de 20% vers Madrid: le marché est saturé dans ce pays et les taxes d’aéroport y ont plus que doublé ces dernières années.

Cette attention portée à la rentabilité de chaque destination a débouché sur une double stratégie. Premièrement, la compagnie a assuré sa présence dans la plupart des capitales européennes. «Nous sommes présents sur 49 des 100 principales routes du continent», relève le directeur d’easyJet pour la Suisse et l’Allemagne. Contrairement à Ryanair qui privilégie les aéroports situés en dehors des grandes villes (Girone plutôt que Barcelone, par exemple), «easyJet vole directement dans les capitales, mais en utilisant des aéroports secondaires, moins congestionnés et dont les taxes sont meilleur marché», relève Peter Turnbull de la Cardiff Business School. A Londres, la compagnie a ainsi choisi Gatwick et Luton — et dans une moindre mesure Stanstead — plutôt que Heathrow. Lorsqu’il n’y a pas d’alternative, elle préfère renoncer. «Nous avons laissé de côté Vienne, où les taxes d’aéroport sont vraiment trop élevées», détaille Thomas Haagensen. Depuis Zurich, le troisième aéroport le plus onéreux du continent, easyJet n’opère que deux routes, préférant se concentrer sur Genève et Bâle.

Le deuxième volet de la stratégie easyJet consiste à capturer des parts de marché là où la concurrence est peu présente ou se retire. Genève et Milan sont ainsi devenues ses principales plateformes en Europe continentale. «Swiss a choisi de se concentrer sur Zurich et il n’y a pas d’autre compagnie low-cost d’importance à Genève, détaille Andrew Lobbenberg. De même, Alitalia a abandonné Milan au profit de Rome.» Le même phénomène s’est produit à Londres, où British Airways concentre ses forces sur Heathrow et à Paris, où easyJet profite de la faiblesse d’Air France et de l’absence de Ryanair. Le transporteur sait se montrer très réactif: lorsque Ryanair a annoncé son retrait de Bristol, easyJet a aussitôt ouvert de nouvelles routes depuis cette ville. Rebelote à Bâle, où il a lancé une ligne vers Budapest et Manchester quelques mois à peine après que Swiss eut renoncé à proposer ces deux destinations.

Billets à prix cassés

Le modèle easyJet repose également sur la stimulation d’une demande qui s’ignore. La compagnie a pratiquement inventé les courts séjours: grâce à ses billets à prix cassés, il est devenu envisageable de passer un week-end à Barcelone ou une après-midi shopping à Milan. Sa clientèle va toutefois au-delà de ces voyages d’agrément. «A côté des destinations de vacances estivales ou hivernales, nous proposons toute une série de villes, comme Pristina ou Porto, destinées à la communauté immigrée, ainsi que des capitales, comme Paris, Bruxelles ou Londres, qui attirent une clientèle d’affaires», détaille Thomas Haagensen.

Cette dernière catégorie, qui englobe déjà 18% des clients d’easyJet, est celle qui présente le plus grand potentiel de croissance, selon la compagnie. Elle a récemment mis en place une gamme de services qui cible les professionnels en déplacement. L’offre Flex, introduite en 2011, leur permet, par exemple, de modifier la date et l’heure de leur vol jusqu’à la dernière minute. Depuis avril, ils peuvent réserver une place numérotée dans l’avion sur une poignée de routes, moyennant un supplément. Sur certaines lignes, des vols ont été rajoutés en fin ou en début de journée. «Pour la clientèle d’affaires, il est important de pouvoir effectuer l’aller-retour en un seul jour», commente le directeur d’easyJet Suisse et Allemagne. La compagnie s’est en outre dotée d’une force de vente qui va démarcher directement les entreprises et s’est assuré une présence sur les plateformes de réservation, comme Amadeus, utilisées par les professionnels. easyJet vise 100 millions de livres de rentrées supplémentaires grâce à ce marché.

Reste que malgré ses nombreux atouts, le groupe britannique subit comme tous ses concurrents «le prix élevé du fuel, la faiblesse de la demande dans un environnement économique incertain et une hausse des taxes sur l’aviation (le système de compensation des émissions de carbone de l’Union européenne qui a été étendu aux aéroports au début 2012, ndlr)», souligne Neil Glynn, analyste chez Credit Suisse. Mais dans ce contexte, easyJet s’est montrée particulièrement résistante. «Les compagnies aériennes traditionnelles sont pro-cycliques, ce qui veut dire qu’elles sont affectées de façon disproportionnée par les hauts et les bas de la conjoncture, explique Peter Turnbull. Ce n’est pas le cas des compagnies low-cost, qui vont bien lorsque l’économie se porte bien et qui récupèrent les passagers des autres transporteurs lorsque la conjoncture est morose.» Au premier semestre de l’exercice en cours, achevé fin mars, easyJet a vu le nombre de ses passagers augmenter de 3,5% et ses revenus croître de 15,7%.

EasyJet bénéficie «d’un environnement compétitif favorable», détaille Neil Glynn. En effet, les grandes compagnies nationales, subissant à la fois la concurrence des low-cost sur les trajets courts et des compagnies du Golfe sur les long-courriers, ont dû mettre en place des plans de restructuration, dit l’analyste. Au premier trimestre, Lufthansa a perdu 390 millions d’euros et a annoncé 3500 licenciements. Air France-KLM a enregistré un déficit de 368 millions d’euros.

Retards et annulations

Plusieurs petits transporteurs ont également fait faillite depuis le début de l’année, comme l’espagnole Spanair, la hongroise Malev ou la danoise Cimber Sterling, rappelle l’analyste. Quant aux autres compagnies low-cost, elles n’ont pas la masse critique pour faire de l’ombre à easyJet: outre Ryanair, l’Europe ne compte que des compagnies à bas prix régionales (German Wings et Air Berlin en Allemagne, Flybe et Jet2.com en Grande-Bretagne. Wizz en Hongrie ou Transavia aux Pays-Bas).

Le principal risque pour le transporteur britannique est lié à sa réputation: des retards importants et des annulations à répétition durant l’été 2010, ainsi que le service parfois indigent proposé aux passagers ont entaché l’image de la compagnie. Début 2012, elle a été épinglée par la justice française pour avoir refusé l’accès à bord à une personne handicapée. «Nous avons vécu une année difficile en 2010, répond Thomas Haagensen. Mais nous figurons aujourd’hui parmi les meilleurs en termes de ponctualité.» En 2011, 79% des vols sont arrivés avec moins de quinze minutes de retard. Il y a fort à parier que l’orange va rester la couleur dominante dans les aéroports européens.

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easyJet en chiffres

55
En millions, le nombre de personnes qui ont pris un avion easyJet en 2011, en hausse de 11,8% par rapport à l’année précédente.

7,7
En millions, la quantité de passagers transportés par la compagnie depuis la Suisse chaque année, soit près de l’équivalent de la population helvétique.

611
Le nombre de lignes exploitées par le transporteur orange, à partir de 130 aéroports dans 30 pays.

16%
La part du marché européen détenue par easyJet. A Genève, cette part s’élève à 38% et à 47% à Bâle.

+86%
La hausse des profits après taxes réalisée par le groupe britannique au cours du dernier exercice, achevé en septembre 2011. Ils ont atteint 225 millions de livres.

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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 4 / 2012).