Il a fallu 10 ans d’investigations à la justice américaine pour condamner le géant du logiciel. Les recours auprès de la Cour suprême pourraient retarder les sanctions de deux ans. Autant dire des années lumières au rythme de la New Economy.
Une justice commerciale séculaire peut-elle s’appliquer aux délits de la New Economy? Non, démontre sans ambiguïté le procès Microsoft.
Il y a dix ans que le gouvernement américain se penche sur le cas Microsoft. C’est en 1990 que la Federal Trade Commission a commencé les investigations contre le géant du logiciel, comme le confirme le site de la firme de Redmond.
A l’époque, Microsoft lançait Windows 3.0, la première version où l’interface graphique était intégrée dans le système d’exploitation et non considérée comme un jouet ajouté au dessus du DOS. La compagnie réalisait à l’époque environ un milliard de dollars de chiffre d’affaires et employait 5600 personnes. Sa suprématie sur les systèmes d’exploitation était déjà totale (80% des ordinateurs fonctionnait sous DOS ou Windows).
Dans son histoire, Microsoft n’a cessé de flirter avec la justice et cela ne l’a jamais empêché de progresser. En 1977, le programme BASIC (le langage implémenté par Bill Gates) faisait déjà l’objet d’une bataille juridique entre la compagnie MITS, qui en détenait la licence, et Microsoft. La suite n’est qu’une succession de pratiques commercialement douteuses. En gros, l’innovation chez Microsoft s’est résumée à cela: s’inspirer des démarches des concurrents, pour ensuite les racheter ou les écraser. Les exemples sont innombrables.
En 1984, Bill Gates lance Windows quelques mois après l’apparition du Macintosh, dont l’interface relookée par Steve Jobs s’inspirait d’un système développé par Xerox. Il faudra encore attendre quelques années, jusqu’à l’apparition de Windows 3.0, pour que les commandes du DOS s’éclipsent définitivement au profit des icônes graphiques. Des erreurs stratégiques plongeront plus tard Apple dans les difficultés, et Bill Gates gagnera la bataille des systèmes d’exploitation par K.O. (Windows équipe plus de 90% des ordinateurs de la planète aujourd’hui).
Sur le Net, Microsoft tentera d’étouffer toute apparition technologique menaçante. En 1992, lorsque Sun lance son langage Java, indépendant de plate-forme, Microsoft en modifiera le code source pour le rendre incompatible avec Windows, et lancera quelques mois plus tard ActiveX, une technologie concurrente, restreinte à ses produits. Sur Internet, les rachats comme Hotmail, WebTV et les investissements conjoints comme MSNBC permettent au groupe de s’imposer dans un secteur où il a pris du retard.
L’assassinat de Netscape, l’an passé, ne représente ainsi que l’ultime symbole de pratiques d’abus de position dominante que les informaticiens, et même le grand public, voyaient clairement depuis longtemps. Le véritable procès ne commencera cependant qu’en mai 1998 et portera notamment sur l’intégration du logiciel de navigation Internet Explorer dans le système d’exploitation Windows 95.
En cours de procès, Netscape a disparu, racheté par AOL. Le code source du logiciel Communicator est passé en domaine public. La version 6.0 qui succèdera à la version 4.7 (personne ne sait où est passé la 5?) devrait regrouper quelques innovations apportées par des développeurs indépendants. En plein procès, Microsoft a intégré Internet Explorer au cœur de Windows 98. Tous les ordinateurs personnels vendus sur la planète (iMac compris) sont équipés en standard du logiciel de navigation de Microsoft. Devenu rapidement minoritaire, Netscape est déjà commercialement mort.
Le mal est fait, et le verdict de la justice américaine ne permettra pas de revenir en arrière. De plus, la firme de Bill Gates envisage de faire recours auprès de la Cour suprême, ce qui retardera les sanctions de deux ans, selon les juristes. Ces sanctions auront-elles un effet, à part affoler la bourse? On dit que la pieuvre pourrait être démembrée. Microsoft serait divisé en plusieurs entités: applications (bureautiques, jeux, etc.), systèmes d’exploitation (Windows, NT, CE, etc.), et les activités Internet (navigateur, portals, mail, etc.).
Mais avec Internet, la bataille se joue désormais ailleurs, au delà des logiciels. Aujourd’hui, le système d’exploitation n’est plus au cœur de la problématique. On parle de clients (les navigateurs, les téléphones portables, les télévisions), de serveurs (site Web ou Wap) et de données qui circulent entre eux (opérateurs et fournisseurs d’accès). A coup d’alliances et de rachats, Microsoft a construit une nébuleuse complexe entre ces secteurs. Son logiciel serveur Windows 2000, qui vient de sortir, est par exemple optimisé pour son navigateur Explorer. De même que la version CE, destinée aux assistants électroniques portables, aux voitures, aux téléviseurs ou aux téléphones, sera une plate-forme privilégiée pour se relier aux portals de Microsoft. En parallèle, la firme de Redmond investit dans le transport des données (c.f. les participations du groupe dans les câblo-opérateurs Comcast ou NTL) et accumule les partenariats avec des constructeurs (automobiles, télécoms). Un démantèlement de l’entreprise selon les principes de l’informatique des années 1990 sera à coup sûr inadapté.
D’autres exemples d’abus de position dominante, dans de nouveaux secteurs, pourront faire l’objet de nouvelles condamnations. Peut-être dans 10 ans, lorsque l’une ou l’autre des filiales de Microsoft aura racheté Nokia, Philips, et British Telecom…
