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Amaudruz, le procès scandaleux d’un nazi vaudois

Depuis sa jeunesse, Gaston Amaudruz professe les idées de Hitler dans des journaux et des livres aux tirages confidentiels. Son procès, qui s’est ouvert hier à Lausanne, relance le débat sur la liberté d’expression.

Lundi 3 avril s’est ouvert à Lausanne le procès de Gaston Amaudruz, inculpé d’incitation à la haine raciale et de minimisation de la Shoah en vertu de l’article 261bis du Code pénal. Cet article, introduit le 1er janvier 1995, avait provoqué une belle empoignade lors de son passage en votation populaire en novembre 1994.

Version helvétique de la tout aussi controversée loi Gayssot française, ce nouvel article ne fut accepté que par 113’000 voix contre 94’000. C’est dire qu’il ne fait pas l’unanimité.

En réfléchissant au papier que je me proposais d’écrire pour Largeur.com, il me sembla en un premier temps que l’affaire était claire, tant mon titre de travail – «Un procès scandaleux pour un inculpé scandaleux» – me paraissait évident. Le nazi Amaudruz, inculpé scandaleux, était lui-même victime d’un procès scandaleux visant à le priver d’une liberté fondamentale, la liberté d’expression.

Procès scandaleux? Au nom de la liberté d’expression, j’ai à l’époque voté contre l’introduction du 261bis. L’histoire enseigne que toutes les lois liberticides finissent par se retourner contre le but poursuivi, même si ce but est honorable, ce qui en l’occurrence est bien le cas. Mais la lutte contre le racisme et le négationnisme relève de la politique, pas des tribunaux. Un tribunal n’empêchera jamais personne de penser ce qu’il veut et même de le dire.

Un inculpé scandaleux? Dans le cas d’Amaudruz, cela ne fait aucun doute. Cet homme est un nazi de la pire espèce. Agé aujourd’hui de 80 ans, il professe ces idées depuis sa jeunesse sans avoir varié d’un iota. Conquis dans son adolescence par les idées de Hitler, il n’a cessé de chercher à les faire connaître, mais sans aucun succès. Le tirage des journaux qu’il publie depuis cinquante ans ou celui de ses livres est resté et reste confidentiel.

Son mouvement politique, le Nouvel Ordre Européen, fondé en 1951, est une chapelle néo-nazie qui n’intéresse que quelques dizaines de nostalgiques du Troisième Reich. Amaudruz a passé sa vie à Lausanne où, si je ne m’abuse, il a enseigné l’allemand dans une école privée. On peut le croiser du côté de Beaulieu quand, un sac à commissions à la main, il promène sa moustache triste et son chien efflanqué. Il est vêtu le plus souvent d’une chemise à carreaux et d’un habit au brun clair outrepassé; la modestie de sa mise contraste avec la férocité de ses idées.

Des idées que soixante ans de militantisme n’ont pas réussi à faire passer, tant elles sont dépassées. Cette extrême-droite nazie pure et dure a subi défaites sur défaites et la nouvelle extrême-droite, celle de Blocher, ne part pas des mêmes concepts, même si le racisme demeure son terreau nourricier et même si des individus comme Amaudruz lui tournent autour.

Or c’est à Amaudruz, publiciste failli et impuissant, que le procès de Lausanne va offrir une formidable tribune grâce à l’intervention d’adversaires très médiatiques.

En effet, Serge Klarsfeld annonçait dans le dernier numéro de L’Hebdo qu’il siégerait sur le banc des plaignants aux côtés des avocats de la Fédération suisse des communautés israélites et de la LICRA. Parce que, dit-il «avec le procès de Lausanne, c’est à nouveau le problème du négationnisme qui est posé […] Gaston Amaudruz est un militant anti-Juif endurci. Il faut donc qu’il trouve en face de lui des Juifs et des non-Juifs. Ce procès est également un test pour la nouvelle loi suisse. Il faut qu’elle soit appliquée.»

Pour venir à Lausanne, Klarsfeld doit avoir des raisons que nous connaîtrons peut-être dans les jours qui viennent. En tout cas, l’argument du procès test ne tient pas: l’article 261bis a déjà provoqué deux procès et deux condamnation à Zurich et à Vevey dans l’affaire du libraire révisionniste.

Les milieux défendant le devoir de mémoire envers la Shoah justifient leur action par la lutte contre la banalisation du génocide et, bien sûr, sa négation .

Sur le négationnisme, la cause est entendue et, si le bon sens ne suffit pas, il faut se reporter aux nombreux ouvrages qui réfutent les thèses de Rassinier ou de Faurisson.

Mais en ce qui concerne le devoir de mémoire et la banalisation d’Auschwitz, horreur absolue du XXe siècle dans la mesure où l’extermination de populations déterminées y fut planifiée et mise en œuvre industriellement, force est de constater que l’usure du temps est à l’œuvre sans que les nazis du genre Amaudruz s’en mêlent.

Une affaire en cours montre que même des milieux juifs très respectables peuvent fauter. Ainsi, vendredi 31 mars, la presse française rapportait le sordide conflit qui divise les dirigeants français. Jean Kahn, président du Consistoire central de France, est sommé de démissionner de son poste pour avoir, dans une histoire d’ouverture de synagogue, apostrophé l’opposant à son projet, Moïse Cohen, président de Consistoire de Paris, en ces termes: «Si Auschwitz n’avait pas existé, il y a de fortes chances que vous l’auriez créé!» Sommé de retirer ses propos, Jean Kahn attribue son «dérapage», suivant son terme, au traumatisme subi dans sa jeunesse en raison des persécutions de la milice de Pétain.

Samedi 1er avril, un autre scandale fait l’objet d’une analyse dans Le Monde. La Bank Leumi, important établissement financier israélien, renâcle depuis des années, telle une vulgaire banque suisse, à régler ses propres fonds en déshérence. Avant la guerre – et le génocide –, de nombreux Juifs européens espérant un jour s’installer en Palestine avaient déposé des fonds dans cette banque sioniste fondée en 1898. Au cours des cinquante dernières années, neuf (!) commissions d’enquête parlementaires israéliennes se sont penchées sur la question sans aboutir à des résultats concrets: la banque tergiverse toujours alors que les survivants de la Shoah sont de moins en moins nombreux. C’est dire qu’au cœur même du système financier israélien, la Shoah est banalisée.
Le rapport de ces deux affaires avec le procès Amaudruz? Il est nul.

A ceci près qu’elles montrent une fois de plus la complexité des problèmes que nous a légués le nazisme. Une complexité qui ne se règle pas en attentant à la liberté d’expression.

Une chose encore. Je ne crois pas que le liberticide article 261bis soit arrivé par hasard. Il a été introduit par des milieux conservateurs éclairés mais pas libéraux (à l’époque, le conseiller fédéral Arnold Koller) au moment où la crise économique commençait à battre son plein. Il s’agissait de se donner les moyens de combattre une possible résurgence de l’extrémisme en politique.

Hier dans sa chronique du Temps, François Gross a fort bien illustré (en l’épousant) cette thèse: il faut punir Amaudruz pour que les déçus de la libéralisation et de la mondialisation n’aient pas envie de vêtir à nouveau des chemises noires ou brunes.

N’est-ce pas prendre le problème à l’envers? Ne vaudrait-il pas mieux réglementer le libéralisme économique pour éviter que la paupérisation accélérée de masses entières ne les jettent dans les bras de l’extrême-droite?