TECHNOPHILE

Vous n’imaginez pas tout ce qu’ils savent sur vous

Grâce à l’informatique, le fichage des citoyens s’est généralisé. On peut lire vos e-mails, savoir ce que vous achetez et à qui vous téléphonez.

Mes amis le savent: je ne donne jamais mon vrai nom quand je réserve une table au restaurant. Je dis que je m’appelle Müller, pour protéger ma sphère privée. Ce n’est pas de la paranoïa, mais la conséquence logique du raisonnement qui suit.

Avant de devenir journaliste, je travaillais comme informaticien au sein de l’équipe d’administration du réseau d’une grande entreprise. Pour assurer la maintenance des systèmes, nous avions notamment un accès superviseur sur les machines de la messagerie ainsi que sur les ordinateurs qui gèrent les entrées et les sorties de données vers internet (on parle de serveur proxy). Nous étions donc en mesure de consulter l’ensemble du trafic Web et e-mail des 1500 employés, y compris les messages privés de nos directeurs.

Nous étions aussi chargés de contrôler les activités sur internet, pour s’assurer que les employés ne surfaient pas sur des sites pornos. Confortablement installés à nos postes de travail, nous pouvions suivre en temps réel l’activité professionnelle et privée de nos collègues et patrons. Le comptable du troisième était-il branché sur la petite blonde du marketing? Un coup d’oeil à sa boîte aux lettres électronique aurait rapidement pu le confirmer.

Ce type de dérive intrusive est inévitable, d’autant que, culturellement, le respect de la confidentialité s’enseigne aux fondés de pouvoir, pas aux informaticiens. Dans l’entreprise moderne, le pouvoir de l’information est devenu gigantesque en très peu de temps. Mais la structure n’a pas changé, et ce pouvoir est resté entre les mains d’une «caste informatique» qui ne devrait pas le détenir dans ces conditions.

Il est choquant qu’un jeune informaticien puisse lire le courrier de son directeur général, savoir quels sites il consulte, à quelle heure et pendant combien de temps. C’est pourtant presque toujours le cas.

Je m’étais déjà rendu compte de l’émergence de cette société de surveillance désorganisée pendant mes études. J’avais prêté mon accès e-mail à un ami physicien qui n’en avait pas. L’administrateur, qui passait visiblement son temps à consulter les messageries privées, avait rapidement constaté que les mails n’étaient pas signés de mon nom et m’avait envoyé un avertissement.

Le fait que l’équipe technique de votre entreprise lise votre messagerie ne vous dérange peut-être pas. Il y a effectivement plus grave: les pratiques commerciales qui fichent l’ensemble de la population. On parle souvent des cartes de crédit, qui livrent une grande quantité d’informations sur la vie privée de leurs détenteurs: position géographique, pouvoir d’achat, goûts vestimentaires, etc.

Les cartes clients, comme la fameuse Cumulus de la Migros, en Suisse, vont encore plus loin. Actuellement, plus de 1,7 million de foyers et 3,1 millions de citoyens suisses possèdent une carte Cumulus. La Migros connaît leur âge, le nombre de membres que compte leur foyer, le montant de leurs achats, où et quand ils font leurs courses.

Dès l’été 1999, la Migros mémorisera aussi les listes de produits qu’ils achètent et les quantités. Le système n’ira pas dans les détails, assure le distributeur. Il notera «produit laitier» et pas «yaourt aux cerises», même si les codes-barre permettent d’affiner cet espionnage à tout moment.

Environ 70% des clients de la Migros utilisent la carte Cumulus pour faire leurs achats. Les données récoltées sont utilisées pour cibler les offres. La Migros peut par exemple envoyer un catalogue spécial de mode pour les jeunes à tous les membres Cumulus entre 16 et 25 ans qui ont acheté des habits dans ses magasins dans le dernier mois.

Avec ce système, la Migros fiche près de la moitié de la population suisse. Le géant de la distribution se montre extrêmement prudent avec les données récoltées: seulement six personnes dans l’entreprise possèdent le mot de passe de l’ordinateur qui contient les informations Cumulus.

Dans les autres entreprises, on se montre souvent moins attentif. L’ensemble du personnel d’Eurocard suisse peut par exemple consulter les transactions de 1,6 million de détenteurs de carte de crédit: date, montant, mais aussi nom et adresse du magasin, de l’hôtel ou du cabaret. Si, à titre privé, un employé de cette entreprise s’intéresse à un client, il peut connaître toutes ses habitudes de consommation.

Chez Swisscom, quelque 3500 employés ont accès à la base de données des facturations. Un peu plus de 300 personnes détiennent le mot de passe permettant d’accéder à la base de données centrale: celle qui contient le détail des communications de 4 millions de raccordements fixes et 1,7 million d’abonnés au Natel. Ils savent le numéro appelé, à quelle heure, pour combien de temps.

Internet n’a fait qu’accentuer la tendance vers la récolte systématique d’informations. Le réseau réalise le rêve de tous les professionnels du marketing: un contact direct, privilégié, calibré vers le consommateur (on parle de «one-to-one marketing»). Les cybermarchands adaptent leurs sites aux achats déjà effectués par l’internaute. Ils envoient des offres ciblées en fonction de ses goûts et des habitudes de consommation d’autres clients ayant un profil similaire.

Dans ce contexte, l’usage d’un pseudonyme n’est plus une lâcheté. Je ne veux pas qu’un restaurant puisse enregistrer mon nom dans ses fichiers et connaître ainsi mes habitudes, mes fréquentations et mes goûts. Je préfère qu’il mémorise ceux d’un hypothétique Monsieur Müller.

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Gabriel Sigrist ne possède pas de carte Cumulus.