LATITUDES

Technologie: les sportifs mis à nu

Les outils numériques s’immiscent dans tous les aspects du sport. Les athlètes sont scrutés jusque dans leur intimité. Enquête.

Les arbitres de tennis ont dû céder une partie de leur pouvoir à un confrère au nom éloquent: «Hawk Eye» ou œil du faucon – comme pour mieux souligner les carences de la vision humaine. Trois fois par set, les joueurs peuvent lever leur raquette pour invoquer le verdict monosyllabique de ce juge numérique: «in» ou «out». Basé sur dix caméras de tracking placées autour du terrain, le système met en œuvre les principes de la «computer vision»: un ordinateur rattaché aux caméras repère en temps réel la balle tout en traçant les lignes du court. Une triangulation réalisée en combinant les différentes caméras reproduit la trajectoire litigieuse en 3D.

Critiqué à ses débuts il y a six ans pour son manque de précision, le «Hawk Eye» a aujourd’hui gagné sa place dans les tournois du Grand Chelem, à la notable exception de Roland-Garros. Il constitue «l’invasion la plus nette de la technologie 3D dans le sport» selon Marc Bueler, rédacteur en chef adjoint des sports à la Radio télévision suisse (RTS).

Avec leur précision accrue, les caméras commencent à s’immiscer également dans les règles des sports d’équipe: «En rugby, l’arbitre peut désormais faire appel aux ralentis vidéo, mais uniquement sur les actions qui conduisent à un essai», explique Grégoire Millet, professeur associé à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne. Pour le football, le président de la Fifa, Sepp Blatter, s’est finalement déclaré favorable à l’idée de tester des solutions pour détecter si un ballon a franchi ou non la ligne de but.

Recruter grâce aux caméras

Outre son rôle de supplétif arbitral, la vidéo numérique est devenue une aide précieuse pour les entraîneurs et préparateurs physiques. «La plupart des grands clubs de football, comme Manchester United, ont recours aux services d’analystes de matchs et à des logiciels de tracking pour améliorer la tactique de l’équipe», note Grégoire Millet. La solution du fabricant français Amisco enregistre, par exemple, tous les mouvements des joueurs et du ballon à l’aide d’au moins quatre caméras disposées sur le stade, qui filment en permanence le terrain. La firme a conclu des abonnements saisonniers avec les clubs et couvre quelque 10’000 matchs par saison.

«Les enregistrements de tracking que les clubs nous envoient nécessitent un contrôle visuel humain afin d’aider les algorithmes gênés lorsque plusieurs joueurs se superposent», précise Antoine David, fondateur d’Amisco. Les statistiques extraites offrent un suivi détaillé des performances de chaque joueur, une mine d’or pour le coach: nombre de déplacements et vitesse des sprints, positionnement, etc. «La Fédération galloise de rugby utilise ce système pour tous les matchs de la catégorie espoirs dès l’âge de 15 ans, poursuit Grégoire Millet. Elle a mis en place une banque de données des mouvements des joueurs qui sert au recrutement.»

Au Computer Vision Laboratory de l’EPFL, le directeur Pascal Fua travaille à l’automatisation de cette technologie: «Nous développons un prototype de logiciel qui permet d’extraire sans intervention humaine les trajectoires de joueurs de basket à partir de séquences vidéo multi-caméras. A terme, ce système devrait permettre à un coach d’analyser le comportement des joueurs adverses sans avoir à passer des heures à visionner les matchs entiers pour se préparer.» Dans le domaine du golf, le laboratoire a déjà développé un prototype d’analyse des swings: «La vidéo en 3D mesure l’angle des hanches ou des épaules. Ces valeurs numériques aident les golfeurs à améliorer leurs mouvements.»

Le cycliste et son pouls

Pour le grand public, c’est sur petit écran que l’intégration des nouvelles technologies de traitement de l’image fait la plus forte impression. La société fribourgeoise Dartfish a popularisé la superposition des courses de deux skieurs ainsi que la décomposition stroboscopique du mouvement des gymnastes (lire encadré). Avec sa «palette 3D», la chaîne Canal+ s’est engagée dans le football en trois dimensions et intègre notamment la solution d’une autre firme suisse, LiberoVisio, qui permet de revoir une phase de jeu en faisant pivoter l’action à l’aide d’images virtuelles.

Les techniques de détection numérique ont encore d’autres domaines à conquérir: les temps de possession de la balle par équipe lors des matchs de football sont aujourd’hui encore notés à la main par des personnes détachées dans les stades – une méthode pas toujours des plus fiables, confient certains connaisseurs.

La multiplication des caméras sur les terrains sportifs pose une autre question: celle de l’intimité des athlètes. Jusqu’à 35 caméras ausculteront les matchs de l’Euro 2012, dont certaines cibleront exclusivement un joueur vedette. Mais la vidéo n’est pas la seule à épier les athlètes: lors de contre-la-montre des dernières éditions du Tour de France, plusieurs coureurs se sont munis d’un cardiofréquencemètre, un bracelet qui mesure le rythme cardiaque et le retransmet en direct à l’écran. «Pour l’heure, seuls certains cyclistes ont accepté de diffuser ces informations», précise Marc Bueler à la RTS.

La technologie numérique représente un outil de progression pour les athlètes, mais il leur faut encore digérer leur nouveau statut de cobayes numériques scrutés sous toutes les coutures.

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Dartfish, une success story fribourgeoise

Active dans les logiciels vidéo, la spin-off de l’EPFL Dartfish est notamment connue pour ses produits Simulcam et Stromotion. Utilisés lors de retransmissions sportives, ces outils permettent de superposer l’image de deux compétiteurs ou de décomposer un mouvement de manière stroboscopique.

«Nous proposons également des produits utiles à l’entraînement, du simple playback à l’annotation sur l’image, détaille Serge Ayer, CTO et cofondateur de l’entreprise. Les coachs peuvent, par exemple, tagger certains moments des entraînements. Ces outils permettent un travail collaboratif en ligne via notre plateforme d’échange de vidéos.»

L’entreprise fribourgeoise, qui emploie 50 personnes dans le monde, compte parmi ses clients les organisateurs d’événements sportifs tels que les Jeux olympiques, des chaînes de télévision ainsi que de multiples fédérations sportives nationales, du tennis au ski.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.