CULTURE

«Man on the Moon», c’est l’homme qui n’existait pas

Le dernier film de Milos Forman conte l’histoire d’un homme qui a fait du canular une raison d’être et de sa vie un déguisement. On le recommande.

Aimez-vous Jim Carrey? Personnellement, je hais cet acteur. Enfin je le haïssais jusqu’à un jour récent. Sa tronche de joueur de frisbee fier d’être le plus cher de Hollywood alors qu’il n’a que des faciès déformés à offrir me désespérait grave. Même dans «The Truman Show», où certains de mes amis le trouvaient bon, Carrey me semblait aussi naturel qu’un lampadaire dans un champ de coquelicots. En lieu et place de son intensité dans les scènes pathétiques, je ne voyais que les efforts effectivement pathétiques d’un comédien qui aurait eu peine à passer son examen d’entrée au conservatoire.

Il a fallu que je me laisse allécher par le nom de Milos Forman, bien en vue sur l’affiche de «Man on the Moon», pour réviser mon jugement. «Man on the Moon», c’est un peu «The Mask» sans effets spéciaux: l’histoire d’un homme qui a fait du canular une raison d’être et de sa vie un déguisement.

Andy Kaufmann, le héros dont il s’agit, a bien existé et tordu de rire une génération de téléspectateurs américains entre 1975 et 1984. Mais le film de Forman n’est en rien une bio romancée à dessein édificateur ou hagiographique – «Amadeus» et «Larry Flint» avaient déjà brillamment évité cet écueil. Non, sous son ton goguenard, c’est presque une parabole. Celle d’un homme dont les rêves se confondent avec la vie. Une vie à l’envers, pour un film totalement à rebrousse-poil, dans son contenu comme dans sa forme, puisqu’il commence par un générique de fin et observe, mi-amusé mi-inquiet, l’incorrection politique totalement gratuite de son protagoniste: Andy Kaufmann se déguise en vieux crooner à deux balles qui humilie certains spectateurs; Andy Kaufmann fait payer les gens qui veulent toucher son kiste; Andy Kaufmann joue au catch avec des femmes exclusivement, «pour être sûr de gagner».

Comment ça, «pas drôle»? Effectivement, la plupart des gags de Kaufmann ne font rigoler que deux personnes: lui-même et son complice. Mais c’est là le miracle du bonhomme: mu par son seul désir de se faire rire, Kaufmann force l’Amérique à se regarder dans un miroir – spectacle peu ragoutant. Avec lui, le catch apparaît comme une limpide métaphore de la société libérale, règne du «que le meilleur gagne» et donc des inégalités. La constatation a d’autant plus de punch que ce n’est pas par conviction politique que Kaufmann se lance dans une telle entreprise, mais par simple goût du jeu.

Car Kaufmann ne saurait faire que ce qui l’amuse. L’oblige-t-on à jouer dans une sitcom qu’il abhorre? Il s’arrange pour la bousiller. Ses fans ne viennent-ils à ses shows que pour voir leur héros télévisuel? Il leur lit intégralement «Gatsby le Magnifique» dans un anglais des plus châtiés. Kaufmann est un performer plus qu’un comique. En butte à la société du spectacle, il est un spectacle à lui tout seul.

Sa vie même n’est qu’une grosse farce, un mensonge qui ne connaît aucune limite dans le mauvais goût. De sorte que, quand le héros est atteint d’un cancer, on croit à une (mauvaise) plaisanterie de plus. Et que, lorsqu’il va voir un guérisseur et qu’il s’aperçoit que ce dernier est aussi un charlatan, Kaufmann part d’un rire salvateur: il a reconnu un des siens.

C’est justement parce que le personnage est un génial mystificateur que le choix de Jim Carrey apparaît comme un coup de génie. Son jeu assagi devient l’état permanent d’Andy Kaufmann. Car le jeu c’est sa vie et le monde est un théâtre, on n’a pas oublié. Or ce n’est pas le moins beau paradoxe que de voir Jim Carrey transfiguré dans le rôle d’une créature «de l’étoffe dont on fait les rêves», comme il est dit dans «La Tempête». De voir cet acteur, coupable de trop en faire, coupable de trop déborder de ses précédents films, atteindre enfin l’excellence en incarnant un personnage… qui n’existe pas.

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Alain Perroux, journaliste, travaille à Paris. Il contribue régulièrement à Largeur.com.