KAPITAL

L’alléchant business du döner kebab

Exotique et pas cher, le sandwich à la turque emballe les consommateurs suisses. Radiographie d’un marché où le nombre d’enseignes a triplé en dix ans.

Viande grillée à la broche. Salades. Oignons. Sauces. Pain pita ou galette. Les consommateurs suisses ne se lassent pas de la recette du döner kebab. «En dix ans, je n’ai jamais connu de baisse de régime, dit Ahmet Yilmaz, kurde de Turquie et copropriétaire de l’un des nombreux points de vente du quartier des Pâquis à Genève.

Le nombre de points de vente de kebabs ne cesse de croître. Royal Döner, premier producteur suisse de broches de viande, l’estime à plus de 1’300 — contre 152 enseignes McDonald’s. Avant tout présente dans les villes, la spécialité turque s’infiltre dans les plus petites communes, de Blonay à Echallens, en passant par Bex. «A Payerne, le kebab était inconnu il y a dix ans, se souvient Kamil Yigit, directeur de l’abattoir halal Melka Viandes à Moudon. Aujourd’hui, la ville compte cinq adresses. Durant cette période, le nombre d’enseignes en Suisse a au moins triplé. Au début les gens avaient des préjugés sur ces établissements étrangers, mais ils s’y sont habitués.»

«Ouvrir un kebab ne demande pas de grands investissements, explique Ahmet Yilmaz, de Star Kebab. Ce n’est pas comme un McDonald’s: il suffit d’une petite échoppe et d’un ou deux employés.» L’ouverture d’une adresse sans place assise n’exige pas de patente, mais seulement une autorisation de la commune concernée. Le laboratoire cantonal effectue un contrôle d’hygiène chaque année.

Comment expliquer le succès du kebab? «Les gens apprécient le fait de manger chaud, copieusement et pas cher, tout en gardant la possibilité de choisir eux-mêmes les ingrédients et la quantité de viande», observe Denis Bas, propriétaire de Chez Denis, dans la rue du Petit-Chêne à Lausanne. Une récente de Gastrosuisse révèle que les ménages à revenus annuels inférieurs à 100’000 francs ont consommé entre 2005 et 2010 près de 30% de plus de kebabs que ceux à plus hauts revenus (en termes de parts de leur budget). «Ici, nous avons tout type de clients, commente Ahmet Yilmaz. Mais cette année n’est pas la meilleure pour nous, car il manque beaucoup de touristes en raison de la crise.»

«2’500 francs par jour»

«Les gens disent toujours que les marchands de kebabs gagnent beaucoup d’argent, s’étonne Kamil Yigit. Les marges sont en fait minimes. Elles varient en fonction de la viande utilisée, l’agneau étant plus cher et le poulet meilleur marché. Les ingrédients d’un kebab coûte en moyenne 7 à 8 francs pour un prix de vente de 9.50 francs.» A Lausanne, Denis Bas affirme dégager un bénéfice de un à quatre francs par sandwich: «Je vends une centaine de pièces par jour, explique-t-il. Cela représente un bénéfice d’environ 8’000 francs par mois, toutes charges déduites, à part mon revenu et celui d’un employé.». Quant à Ahmet Yilmaz, qui emploie quatre personnes à Genève, il dit réaliser un chiffre d’affaires de 2’500 francs par jour en été, contre 1’200 francs en hiver. «Quand les affaires tournent bien, nous utilisons quatre broches de viande de 30 kilos par jour. Chaque broche coûte environ 250 francs chez notre fournisseur Royal Döner. Nous achetons les crudités chez Aligro.»

En Suisse, le marché des broches de kebab est largement dominé par trois fabricants, tous basés en Suisse allemande: Royal Döner, Piya et Merve. Leader helvétique, Royal Döner détient 60% de parts de marché. L’entreprise de plus de 60 employés réalise un chiffre d’affaires de 30 millions de francs par an, en fournissant 800 enseignes, dont 200 en Suisse romande. Estimant que le marché est loin d’être saturé, elle propose des soutiens aux personnes souhaitant ouvrir un point de vente. «Nous leur octroyons des petits crédits et mettons des machines, des ustensiles de cuisson et de service, ainsi que notre savoir-faire à disposition», explique Yavuz Celik, responsable des ventes de Royal Döner.

Devant la position dominante des grands fournisseurs, les petits producteurs, avec des prix plus élevés, peinent à s’imposer: «C’est impossible, reconnaît Denis Bas, qui a pris la direction de l’usine Zap Production à Bussigny, autrefois dirigée par son père Hasan. Du coup, nous livrons principalement nos huit adresses familiales et trois autres clients.»

Si la majorité des marchants achètent des broches surgelées chez un fournisseur, certains préfèrent les fabriquer eux-mêmes, avec de la viande halal et une marinade maison. «Il s’agit d’une pratique bien plus répandue à Genève qu’à Lausanne», explique Kamil Yigit. Arrivé en Suisse en 1995 comme requérant d’asile, ce Turque a fondé il y a sept ans les abattoirs Melka Viandes, l’un des deux fournisseurs helvétiques de viande halal. Les animaux proviennent tous d’élevage local. La production, qui n’a jamais cessé de progresser, se chiffre aujourd’hui à 500 tonnes par an.

La tradition musulmane stricte veut que les animaux soient égorgés vivants. La législation fédérale l’interdisant, ils sont étourdis au préalable. «Notre viande est accréditée «halal» par la mosquée de Lausanne», souligne l’entrepreneur de 35 ans. Pour son entreprise de 5 employés, le marché des kebabs représente environ 70% du chiffre d’affaires, qui s’élève à 4,5 millions de francs. «Nous travaillons avec des marges de 10 à 15%, et fournissons entre 120 et 130 clients dans toute la Suisse.»

Outre son activité d’abattage, Melka importe et distribue de la viande halal de l’étranger. Comme souvent pour la viande utilisée dans les kebabs, le poulet et la dinde halal proviennent du Brésil; l’agneau d’Australie ou de Nouvelle-Zélande. Pour l’importation de cette viande, des contingents tarifaires douaniers ont été fixés par la Confédération. Actuellement, 350 tonnes de viande bovine et 175 tonnes de viande ovine halal peuvent être importées par an en profitant d’un tarif douanier réduit. «Depuis 2008, ces contingents ont augmenté de respectivement 50 et 25 tonnes pour répondre à la demande croissante du marché», précise Niklaus Neuenschwander, responsable du secteur produits animaux et élevage à l’Office fédéral de l’agriculture. «La Suisse devrait produire davantage de viande halal à la place d’en importer, estime Kamil Yigit. Dans le marketing, le facteur local pourrait être exploité.»

Détenu majoritairement par des kurdes, le business des kebabs est avant tout une histoire de famille. Celle de Denis Bas par exemple comptabilise huit points de vente sur l’arc lémanique. «Les affaires font partie de la culture kurde, explique Ahmet Yilmaz, qui possède Star Kebab et trois autres adresses à Genève. Toutefois, mon salaire est assez mince. Juste assez pour payer les hautes études de mes enfants, restés en Turquie.» Quant à l’avenir de la filière, sa vision est claire: «Les kebabs vont se professionnaliser et former des chaines de restaurants de type McDo.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.