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«Le temps est le seul vrai luxe universel»

Temps.jpgS’il est un secteur où le rapport au temps, voire une certaine valorisation de la lenteur, est mis en avant, c’est bien celui du luxe. Le point avec Augustin Scott de Martinville, responsable de la formation en design et industrie du luxe à l’Ecal (Ecole cantonale d’art de Lausanne).

En quoi le rapport du luxe au temps a-t-il évolué ces dernières années?
Nous avons assisté ces deux dernières années dans le luxe à un recentrage sur les notions de qualité, d’héritage et de savoir-faire. Ces trois notions ont un lien fort avec l’idée que fabriquer un objet de luxe prend du temps. Les modèles historiques sont réédités, avec de légères transformations, les entreprises se recentrent sur leur histoire. Ces réflexes sont plutôt sains, mais le risque est, à terme, de brider l’innovation.

Diriez-vous que le temps est devenu un luxe?
Le temps est plus que jamais un luxe. C’est d’ailleurs le seul vrai luxe universel.

Peut-on dire que la décélération devient une valeur plus recherchée dans le luxe?
Si le concept de décélération est aujourd’hui à la mode, il n’est pas vraiment visible dans le monde du luxe pour l’instant. Après la crise, nous avons amorcé une nouvelle phase de consommation effrénée. On peut parier que les entreprises qui sauront garder un cap modéré dans l’environnement actuel turbulent seront les vraies gagnantes.

L’attente a toujours été un élément important dans l’univers du luxe (délais de plusieurs mois pour avoir un sac Hermès, etc.). Cette tendance se renforce-t-elle selon vous?
La manufacture d’un véritable objet de luxe prend par définition du temps et ce temps est incompatible avec le désir de le posséder, qui est lui immédiat, habitué que nous sommes à la consommation de masse d’objets produits en grande série et disponibles immédiatement. Cer­taines marques jouent cependant aujour­d’hui avec ce désir en créant une attente artificielle ou en limitant volontairement le nombre d’exemplaires disponibles sur le marché. L’avenir passe par l’éducation du consommateur, notamment en étant plus transparent sur la manière dont les objets sont fabriqués. Ce virage a déjà été amorcé dans de nombreux domaines du luxe.

Comment se manifeste cet aspect dans la haute horlogerie?
La haute horlogerie est un monde à part, mais cette tendance de rendre visible au consommateur le processus de fabrication et de création s’y ressent également. Un exemple très clair est la marque MB&F qui invite à entrer dans l’univers des machines horlogères par le biais de tous les «amis» qui ont contribué à sa conception et réalisation. On prend alors la mesure du travail qu’il y a derrière une montre plutôt que de la considérer simplement comme un symbole de statut.

Comment le côté «transgénérationnel» de plusieurs articles de luxe, notamment les montres, participe-t-il de ce phénomène?
Aujourd’hui, nous communiquons de manière transgénérationnelle. Les travaux des étudiants du MAS design et industrie du luxe de l’Ecal pour la manufacture de porcelaine de Limoges Bernardaud, une maison qui fêtera bientôt ses 150 ans, sont visibles sur… la page Facebook de la manufacture! Une marque comme Hublot développe aujour­d’hui une véritable communauté – tel un réseau social – connectée grâce à internet, autour de la marque.

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Industrie du luxe: pas de décélération en vue
Redécouverte de patrimoines historiques parfois négligés, multiplication des références au passé tant dans la communication qu’à travers les produits eux-mêmes: autant de signes tangibles qui pourraient suggérer une mutation du rapport que les maisons ou les industries du luxe entretiennent avec le temps. Pour autant, le luxe serait-il en train de consolider ses racines et de reprendre son souffle pour se placer sur une trajectoire moins effrénée? Rien ne semble moins sûr aujourd’hui, selon Leyla Belkaïd Neri, directrice du MAS in Luxury Management à la Haute Ecole de gestion HEG Genève: «Le nombre d’espaces de vente que les grandes marques européennes inaugurent chaque année, voire chaque mois, en Chine n’évoque en rien une quelconque forme de décélération. La course à l’implantation sur les nouveaux marchés atteint actuellement des records de vitesse.» Une double dynamique qui n’a, selon elle, rien de paradoxal en soi: «Juste une question de perspective… et de stratégie.»

Lorsque l’horlogerie «suspend» le temps
La décélération a de tout temps fasciné les horlogers: difficile de s’atteler à la réalisation d’une montre sans s’interroger sur le temps qui passe, voire chercher à le contrôler. Doyen de l’Institut du marketing horloger de la Haute école de gestion Arc (HEG Arc), François Courvoisier donne l’exemple d’une montre à une seule aiguille, conçue par l’ingénieur horloger Elmar Mock (l’un des créateurs de la Swatch) et le collectif Plonk & Replonk: l’unique aiguille a pour mérite de ne pas donner l’heure, mais la minute précise. Autre modèle intéressant: une montre d’Hermès présentée à Baselworld cette année, qui permet de «suspendre» le temps grâce à une simple pression sur un bouton situé à 9 heures, pour le reprendre ensuite, à la demande et par pression également. Deux exemples de la créativité humaine qui, selon le spécialiste, «cherchent à s’amuser un peu avec le temps à défaut de le subir inéluctablement…»

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 2).