CULTURE

Anelka, l’étrange histoire d’une déchéance

Son transfert l’été dernier au Real de Madrid l’a propulsé à 20 ans dans l’élite réduite des millionnaires du football. Mais Anelka s’est rapidement mis à dos ses coéquipiers, son entraîneur et le président du club. Retour-arrière sur un désastre.

On s’en souvient, l’équipe de France de football a gagné la coupe du monde 1998 en humiliant (3-0) le Brésil au Stade de France. Un authentique exploit dans la mesure où les Tricolores ont remporté la compétition sans jamais disposer dans leurs rangs d’un buteur patenté.

Ils croyaient l’avoir trouvé en Nicolas Anelka, surdoué des surfaces de réparation version oiseau de proie. En février 1999, Anelka faisait encore les beaux jours de l’équipe londonienne d’Arsenal quand Roger Lemerre, le coach français, le sélectionna pour un Angleterre-France amical à Wembley. Ce soir là, l’attaquant fut tout simplement génial en marquant les deux buts de la victoire française, la première depuis des décennies dans le temple britannique du football.

En moins de 90 minutes, la valeur marchande du joueur explosa sur le marché des transferts européens. «Hot property», disaient les Anglais en évoquant le cas Anelka. A Paris, la Fédération française de football pouvait se réjouir: elle venait de trouver l’insaisissable terreur des gardiens adverses, le seul élément qui manquait à l’équipe championne du monde.

L’été suivant fut marqué par la bagarre économique entre le Real de Madrid, la Lazio de Rome et la Juventus de Turin, trois clubs milliardaires désireux de s’attacher les services du numéro 9. Assailli par les médias, Nicolas Anelka essaya de se faire discret, mais pas suffisamment. «J’aimerais quitter l’Angleterre», dit-il. Le lendemain, les tabloïds titraient sur ce satané frenchie qui avait osé cracher dans la soupe en dénigrant l’équipe anglaise d’Arsenal «grâce à qui son talent avait pu exploser».

A l’issue de plusieurs semaines de suspense, le Real de Madrid emportait les enchères. Pour 55 millions de francs suisses, Anelka rejoignait le club madrilène et devenait le deuxième joueur le plus cher de l’histoire derrière l’italien Christian Vieri. La réception du canonier français à l’aéroport de Madrid fut digne de celles habituellement réservées aux hommes d’Etat. Lunettes noires plantées sur son crâne rasé, regard hautain, Anelka donnait l’impression de toiser la foule de flatteurs à ses pieds. Il paraissait immensément prétentieux mais on lui pardonnait sa superbe: à ce prix-là, on allait voir ce qu’on allait voir.

Le chasseur de buts français n’avait pas encore touché son premier ballon à l’entraînement que certains de ses anciens formateurs du PSG – l’équipe parisienne qu’il avait quittée pour l’Angleterre à 17 ans – se mettaient à parler de la fragilité psychologique du personnage. Trop jeune, trop riche, trop adulé, le garçon courait le risque de consumer sa vie de sportif.

Mais à l’été 1999, l’une des premières inquiétudes d’Anelka sitôt arrivé à Madrid fut la taille du garage de sa villa. Serait-il assez grand pour les Porsche de ses frères qui lui servent d’agents et de conseillers?

La presse espagnole prit rapidement le relais des tabloïds britanniques qui avaient encensé puis démoli Nico. Celui-ci, de son côté, affectait l’indifférence, répondant aux sollicitations médiatiques par des phrases lacunaires: «Content d’être au Real, grande équipe… ferai mes preuves sur le terrain».

Et puis tout dérapa. La star française se blessa en automne durant un galop d’entraînement. L’entraîneur néerlandais, à qui la gueule de l’enfant-prodige ne revenait pas, en profita pour rebâtir l’équipe. A son retour de blessure, Anelka ne retrouva pas sa place de titulaire, mais le banc des remplaçants.

Cela n’a rien d’humiliant dans un équipe à l’effectif aussi pléthorique que le Real. Sauf quand ça dure. Et ça dure depuis novembre. A force de «faire banquette», Anelka s’est émoussé. Sportivement, mais plus encore psychologiquement. Il n’a marqué qu’un but depuis son arrivée en Espagne, un but à 55 millions de francs.

C’est alors qu’Anelka s’est rebellé. Il a commencé par faire la grève, en snobant les entraînements. Le coach et le président du Real l’ont menacé, parlant de discipline, expliquant qu’avec un salaire pareil, un joueur n’avait pas droit aux états d’âme. Et puis Anelka a commencé à l’ouvrir, lui qui ne disait jamais rien.

L’autre jour, sur TF1, il parlait en direct depuis sa belle terrasse. Il était pathétique, stupéfiant de tristesse et de naïveté. Le regard dans le vague, une envie de pleurer contenue de justesse, il balbutiait des propos presque incohérents, répétant trente fois qu’il voulait seulement «jouer au ballon». On lui demanda ce qui ne tournait pas rond, s’il avait «besoin d’un soutien psychologique». Il répondit que les dirigeants du Real le traitaient «comme un animal, comme de la marchandise».

Plus triste encore, Anelka semblait tirer un trait sur cette équipe de France qui attendait tellement de lui voilà quelques mois seulement. «Pour moi, l’Euro 2000, c’est râpé. Le sélectionneur ne prendra dans son groupe que les gars qui jouent dans leur club». Anelka, alors trop jeune, avait déjà raté le précédent grand rendez-vous des Bleus, la Coupe du Monde.

Anelka a trop parlé. La sanction ne s’est pas fait attendre: suspension de matches (mesure symbolique puisqu’il ne joue pas), mais surtout de salaire pour 45 jours, soit un manque à gagner de près de 600’000 francs suisses. Le divorce a beau être consommé, Anelka n’est pas près de rentrer chez lui. Si le Real se séparait de lui aujourd’hui, la perte financière serait maximale. Et dans le monde de la finance, on n’a pas l’habitude de vendre au plus bas des actions achetées au plus haut.

Vrai, Nicolas Anelka, n’est ni le premier ni le dernier à descendre de l’Olympe avec une telle célérité. Sa déchéance est emblématique parce qu’elle vient s’inscrire au cœur de la folle logique de «financiarisation» du football qui déferle sur l’Europe depuis le fameux arrêt Bosman. En ouvrant en 1995 les frontières à la libre circulation des joueurs (après celle des personnes et.. des marchandises) dans l’Union Européenne, Bruxelles a tué l’esprit du jeu en le livrant à l’appétit sauvage des grands capitalistes. Dénaturé, le jeu se venge: il tue les joueurs.