LATITUDES

Electricité: la cure forcée du Japon

Depuis Fukushima, seuls cinq réacteurs nucléaires fonctionnent encore sur l’Archipel. Le Japon montre comment économiser l’électricité.

«Pas le choix!» D’un mot, Yoshihisa Murasawa, chercheur spécialiste des questions énergétiques à l’Université de Tokyo, résume la situation: depuis l’accident de Fukushima, le Japon est engagé dans une cure d’économie d’énergie sans précédent depuis l’après-guerre. «C’est le prix à payer afin que notre économie puisse continuer de tourner.» Les 18 centrales de l’archipel abritent 54 réacteurs, mais seuls 5 fonctionnent encore à l’heure actuelle. Le professeur Murasawa se dit confiant: le Japon a la volonté et les moyens de surmonter l’épreuve.

Durant l’entretien, trois hommes en bleu de travail entrent dans la pièce adjacente et apposent des films isolants transparents sur les vitres. «C’est très symbolique, commente le professeur. Ces films doivent permettre une économie d’énergie de 5 à 10% dans cette pièce. Ce type de mesures se généralise désormais dans notre pays, dans les entreprises et dans la fonction publique. Ces petits pas, ces efforts qui ont l’air de rien, aideront à faire la différence.»

Le Japon est désormais forcé de consommer moins pour éviter les coupures de courant devenues nettement moins fréquentes depuis septembre. L’effort national passe par chaque citoyen: dans les gares, les aéroports, les centres commerciaux et les mairies, de grandes affiches appellent les habitants à économiser l’énergie. L’objectif fixé par le gouvernement est clair: aussi bien les entreprises que les particuliers situés à Tokyo, au Kanto (la région de la capitale) et au nord-ouest doivent abaisser leurs dépenses d’électricité de 15 à 25%. Même Osaka et Kyoto, à 500 km au sud, ont été priées de dépenser moins.

Ascenseurs au repos

La 3e économie mondiale ne peut plus s’offrir le luxe d’avoir des pics de consommation. L’été dernier, des millions de Japonais ont dû se passer de leurs climatiseurs. L’Agence des services financiers a exigé des entreprises du secteur qu’elles règlent l’air conditionné des bureaux à 30 degrés. Un véritable calvaire pour les salarmen en cravate tout comme pour les femmes priées, comme d’habitude, de venir travailler en collants.

Les foyers ont été appelés à utiliser moins fréquemment les cuiseurs de riz. Dans les villes, certains ascenseurs, escaliers mécaniques et tapis roulants ont été mis à l’arrêt. Lumières et néons ont été éteints. Des centaines de milliers de distributeurs de boissons — accusés par le gouverneur de Tokyo de consommer «autant que plusieurs réacteurs nucléaires» — ne sont désormais plus illuminés. Par intermittence, ils cessent de refroidir les boissons fraîches.

Le Japon est le pays le plus illuminé la nuit vu de l’espace selon la NASA, mais à Tokyo, d’innombrables quartiers sont plongés dans le noir à la nuit tombée — les plus âgés n’avaient pas vu cela depuis les années d’après-guerre. La capitale est comme éteinte, sans vie. Des centaines de milliers de travailleurs sont priés, depuis juillet, de prendre des vacances forcées — une situation pas forcément appréciée. Les usines automobiles ont mis en place des rotations dans la production afin de mieux répartir la consommation électrique: fermeture des chaînes les jeudis et vendredis, et réouverture le week-end. La situation est d’autant plus complexe à gérer que l’alimentation nationale emploie deux fréquences différentes: 50 hertz dans le nord-est du pays et 60 hertz dans le sud-ouest (où le réseau électrique a été développé en collaboration avec l’américain General Electric, bâtisseur des quatre réacteurs endommagés de Fukushima Daiichi). Mais le Japon, puissance technologique mondiale, ne dispose pas d’assez de convertisseurs…

Dans un pays où disciplines individuelle et collective font figure de valeurs nationales, la gigantesque campagne d’économie d’énergie remporte un vif succès. «Depuis l’accident de Fukushima, toute ma famille fait un effort très important pour économiser un maximum de courant à la maison, témoigne Aoha Asahina, 22 ans, vendeuse à Tokyo. Il faut consommer moins. C’est crucial. Pour sauver le Japon!»

Le renouvelable à la traîne

Le défi est de taille. Jusqu’en mars 2011, le parc nucléaire japonais représentait un tiers de la production électrique nationale. Mais Tepco, premier fournisseur électrique du pays, se trouve aujourd’hui au bord de l’asphyxie. Les centrales thermiques fossiles assurent deux tiers des besoins, mais forcent le pays à importer en masse pétrole, gaz et charbon — son taux d’autosuffisance énergétique atteint à peine 16%. Les centrales hydroélectriques ne couvrent que 8% de la demande.

Le pays est le 3e producteur mondial de panneaux solaires, mais les centrales solaires, éoliennes et géothermiques représentent moins de 2% de la production électrique. Les prix de l’électricité, eux, devraient augmenter de 10% voire 15% en 2012.

La cure d’électricité pourrait être plus longue que prévu, car le Japon se voit contraint de revoir toute sa politique énergétique. Les constructions de 14 centrales nucléaires sont pour l’heure à l’arrêt ou carrément annulées. «Notre pays voulait porter à 50% la part du nucléaire dans son mix énergétique d’ici à 2030, explique Yoshihisa Murasawa. Il doit désormais revoir sa stratégie.» L’Institut pour les énergies renouvelables estime que «la part des énergies naturelles pourrait être portée à 30% de la production électrique nationale d’ici à 2030», voire 100% en 2050. Le professeur Murasawa le répète: «Le Japon n’a pas le choix.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex (no 16)