LATITUDES

Politique nucléaire: le scénario de sortie

Après sa décision d’abandonner l’atome, la Suisse va devoir jouer serré. Présentation des enjeux de politique énergétique pour 2012.

La politique est l’art du possible, disait Otto von Bismarck. Pays multilingue jonglant avec des intérêts pluriels, la Suisse semble parfois incarner l’art de l’impossible. Le nucléaire est un cas d’espèce. Le possible a été fait — les politiciens ont décidé d’arrêter toutes les centrales d’ici à 2034 — mais il faudra désormais remplacer les 40% de l’électricité qu’elles produisent aujourd’hui. Une tâche qui peut sembler insurmontable.

Avant Fukushima, même le possible semblait impossible. Méfiante envers le nucléaire depuis l’accident de Tchernobyl, la Suisse commençait à s’habituer à l’idée que des nouvelles centrales nucléaires pourraient s’avérer inévitables si le pays voulait sérieusement réduire sa dépendance au pétrole et rejeter moins de CO2.

Mais l’accident au Japon a eu un impact très fort sur les Suisses, en particulier à cause des très grandes similitudes qui existent entre ces deux pays: hautement développés, administrés de manière compétente (ou du moins le croyait-on) et très densément peuplés. Une imagination débridée n’est pas vraiment nécessaire pour se représenter ce que signifierait pour le pays une zone contaminée de 50 km de rayon autour de l’un des cinq réacteurs helvétiques.

«Fukushima a fait 1000 fois plus que trente ans de campagne anti-nucléaire», commente Philippe de Rougemont, président de l’organisation «Sortir du nucléaire». Quelques jours après Fukushima, la Suisse fut le premier pays européen à geler le développement du nucléaire. En juin, la mesure temporaire s’est transformée en ce qu’il faut appeler un virage politique complet, avec l’annonce du Conseil fédéral que les réacteurs en fonction ne seront pas remplacés après avoir atteint leur durée de service prévue.

La ministre de l’Energie, Doris Leuthard, a justifié la décision par des raisons économiques et sécuritaires: «Jusqu’à présent, l’énergie nucléaire faisait partie de notre politique énergétique, car elle présentait deux avantages par rapport aux autres énergies, a annoncé la ministre. Elle était meilleur marché et ne provoquait pas de rejet de CO2. Mais après Fukushima, nous devons réfléchir à la question de savoir si nous voulons vivre en Suisse avec le risque résiduel lié aux centrales.

Par ailleurs, l’évolution du marché montre que le nucléaire tend à devenir plus cher, tandis que les énergies renouvelables deviennent meilleur marché.» Les deux chambres du Parlement ont soutenu la décision du Conseil fédéral et une loi définitive devrait être passée en décembre.

Décider d’abord, légiférer ensuite

Certes, mais que fera-t-on alors? «C’est très bien de dire qu’on sort du nucléaire. Il faut cependant suivre avec des règlements qui précisent comment on va combler le manque d’énergie», dit Philippe de Rougemont. Pour les anti-nucléaire, de nouvelles normes doivent inclure des mesures de gestion de la demande — autrement dit, limiter la consommation — et de soutien aux énergies renouvelables.

Ils préconisent des outils qui vont d’une limite supérieure à la consommation énergétique des bâtiments, des véhicules et des appareils électriques à des encouragements financiers au développement du renouvelable. Les idées ne manquent pas — d’autant plus que la Suisse, comparée à des pays voisins comme l’Allemagne, est plutôt en retard dans son soutien aux énergies renouvelables.

«Nous sommes restés endormis, soutient Philippe de Rougemont. L’Allemagne a 14 fois plus de panneaux solaires par habitant que la Suisse.» L’appui au photovoltaïque est un fiasco: les subsides manquent et le budget annuel 2011 était déjà épuisé au mois de janvier de la même année. La liste d’attente compte 11’000 projets valant 1,5 milliard de francs.

Produire plus pour gagner plus

La route qui nous mènera hors du nucléaire sera tortueuse. Le parti le plus puissant de Suisse, l’UDC, est favorable à l’atome et de nombreux membres du Parti libéral-radical sont encore proches du milieu du nucléaire. Le manque de transparence du système politique helvétique n’aide guère, et les conflits d’intérêts sont légion: de nombreux politiciens à l’échelon autant national que local siègent (contre rétribution) dans les conseils d’administration des principaux producteurs d’électricité qui exploitent les centrales nucléaires. L’influence des lobbies s’est également accrue.

«Le lobbying en soi n’est pas une mauvaise chose tant qu’il s’agit d’informer, dit Isabelle Chevalley, fondatrice des Vert’libéraux. Mais le ton a changé depuis deux législatures. Menacer de couper les vivres aux parlementaires qui ne sont pas d’accord est devenu courant.» Pour Philippe de Rougemont, «les politiciens qui ont un conflit d’intérêts devraient s’abstenir de voter». Laurent Horvath, économiste et fondateur du blog 2000Watts.org, se dit particulièrement concerné par l’état d’esprit des dirigeants des grandes entreprises électriques du pays: «Ils semblent perdus. Ils suivent le même business model depuis cent ans, qui fonctionne uniquement si le public et l’industrie consomment toujours davantage d’énergie. Ils n’ont aucune raison de réduire la consommation.» Et ces dinosaures de l’électricité comptent parmi leurs actionnaires de nombreuses villes et cantons qui dépendent de ces revenus pour boucler leur budget. Pour Laurent Horvath, des modèles intéressants existent aux Etats-Unis, en particulier en Californie où les profits des producteurs augmentent lorsque la consommation diminue.

S’ajoute encore la démocratie directe. Le premier test pourrait survenir dès cette année, si les forces pro-nucléaires devaient mettre à exécution leur menace de lancer un référendum pour contrer chaque nouvelle loi énergétique. Mais il s’agit évidemment d’une arme à double tranchant: les Verts ont déjà lancé une initiative pour enterrer le nucléaire en 2029 déjà (au lieu de 2034). L’attitude «not in my backyard» (pas dans mon jardin) représente un obstacle de plus qui — grandement facilité par des tortueuses procédures administratives et des manœuvres juridiques sans fin — a déjà démontré tout son pouvoir en Suisse. Des oppositions locales ont fait capoter un projet d’éoliennes sur les monts du Jura, pourtant bien exposés. Dans le canton de Vaud, qui exige pourtant l’utilisation d’énergies renouvelables dans les nouvelles constructions, les demandes de permis pour l’installation de panneaux solaires sont régulièrement refusées. Il n’est donc guère surprenant que la simplification des procédures et l’éventuelle limitation du droit de recours soient devenues des priorités pour le Parlement. La sortie du nucléaire sera plus facile à dire qu’à faire. Contrairement à des pays comme la France, le gouvernement helvétique ne peut pas simplement décider d’une nouvelle mesure et forcer son implémentation en se moquant des oppositions. Avec des politiciens suisses qui tenteront d’accomplir l’impossible, les prochaines années s’annoncent passionnantes.
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Sortir du nucléaire: oui, mais sans mesures contraignantes

Le Conseil des Etats a entériné l’abandon de l’atome lors de sa session de septembre 2011 — mais a rejeté la plupart des motions visant à instaurer des mesures concrètes d’encouragement aux économies d’énergie. Contrairement au Conseil national qui les avait acceptées en juin, la chambre haute a refusé les motions sur des normes minimales pour les performances énergétiques des bâtiments (motion no 11.3449), la récupération de la chaleur résiduelle émise dans les centrales de chauffage (11.3427), l’abandon des tarifs préférentiels pour les chauffages électriques (11.3416) ainsi que la disparition de ces derniers d’ici à quinze ans (11.3424). Les conseillers d’Etat n’ont pas tout refusé: ils ont accepté de remplacer d’ici à la fin 2020 toutes les lampes pour l’éclairage public des rues et des routes qui ne présentent pas l’efficacité voulue (11.3415).
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex (no 16).