«Sans le gaz, ce sera très difficile.» Cette petite phrase lâchée par la ministre de l’Energie, Doris Leuthard, au soir de son annonce de la sortie du nucléaire le 25 mai 2011, donne le ton: abandonner l’atome pourrait signifier le retour en grâce des énergies fossiles en Suisse. En particulier celui des centrales à gaz — certes moins polluantes que le charbon — mais qui émettent encore de grandes quantités de CO2. Pour les organismes de protection de l’environnement, cela revient à remplacer la peste par le choléra.
«On ne peut pas à la fois s’opposer au nucléaire, au gaz et aux énergies renouvelables telles que les éoliennes», rétorque Christophe Kaempf, porte-parole du Groupe E. Le producteur d’électricité romand veut construire une centrale à gaz à Cornaux, dans le canton de Neuchâtel. A l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), un autre dossier — celui de la centrale de Chavalon (VS) — est ressorti des tiroirs pour être mis sur la table des négociations. La centrale valaisanne pourrait ouvrir ses portes dès 2016. «Il faut encore compter sur des recours et une construction de trois ans», explique Alexis Fries, directeur de EOS Holding, responsable du projet.
Coup de pouce de Fukushima? Sans doute. Mais ce serait oublier que les projets de Chavalon et de Cornaux ont été conçus bien avant la catastrophe. Car l’OFEN craint une pénurie d’électricité domestique d’ici à la fin de la décennie — avec ou sans sortie du nucléaire. Les trois centrales nucléaires les plus anciennes du pays seront mises hors service entre 2019 et 2021, ce qui signifie que la capacité de production électrique suisse chutera d’environ 15%. En outre, les contrats d’importation du nucléaire français bon marché arriveront à échéance et leur renouvellement est loin d’être garanti.
Si la Suisse ne veut pas devenir importatrice nette d’électricité, des centrales à gaz à cycle combiné devront être sollicitées. A la fois génératrices d’électricité et raccordées aux réseaux de chaleur à distance (lire ci-dessous), ces installations couvrent un bassin de population d’un demi-million de personnes. «Nous aurons certainement besoin d’une ou deux centrales d’ici à 2020, évalue Konstantinos Boulouchos, professeur à l’EPFZ. Ces centrales sont très flexibles et peuvent être activées pour quelques heures lorsque la demande croît, en complément aux énergies renouvelables.»
Ces grandes centrales d’une puissance de 400 mégawatts (MW) et devisées à 500 millions de francs pourraient être accompagnées par de plus petites unités de couplage chaleur-force fonctionnant au gaz. Ces dispositifs d’au maximum 50 MW remplaceraient, à l’échelle d’un quartier, le chauffage au mazout des immeubles tout en produisant de l’électricité. «Les deux solutions doivent se combiner, préconise Hans Björn Püttgen de l’EPFL. Car même avec l’apport le plus optimiste des énergies renouvelables et des économies d’énergie, il resterait à trouver à l’horizon 2020 près de 7 térawatts-heure d’énergie par an.» Soit peu ou prou la production d’une centrale nucléaire.
Le CO2 hors de prix Problème: le Conseil fédéral s’est engagé à réduire d’ici à 2020 les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 20% par rapport à 1990. Un objectif qui serait compromis en cas de recours aux centrales à gaz: Chavalon et Cornaux rejetteraient ensemble 1,3 million de tonnes de CO2 supplémentaire par an — soit plus de 3% des émissions de 2009.
Ces rejets de CO2 peuvent être compensés par des projets de diminution des émissions, mais qui doivent être réalisés au minimum à 70% dans le pays. Avec un coût évalué en Suisse entre 50 et 100 francs la tonne d’équivalent CO2, «il n’est pas viable économique-ment de construire la centrale de Cornaux», prévient Christophe Kaempf de Groupe E. Mises sous pression, les Chambres fédérales débattent d’un assouplissement de la loi pour permettre des compensations à 50% à l’étranger, où la tonne est estimée à 12 euros.
Les groupes de distribution d’électricité souhaitent surtout l’intégration de la Suisse dans le marché européen d’échange de quotas, afin d’exporter les compensations à meilleur prix. Andrea Burkhardt, cheffe de la division Climat à l’OFEN, souligne que «la Confédération entend se débarrasser à terme des énergies fossiles, qui représentent une solution transitoire». Hans Björn Püttgen observe qu’un démantèlement rapide des centrales à gaz est possible: «Une année après, on peut y installer un parcours de golf.» Un argument qui, on l’imagine, peinera à convaincre les écologistes.
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Produire électricité et chaleur en même temps
Le cycle combiné ou cogénération récupère la chaleur résiduelle dégagée par une centrale à gaz et l’injecte dans un réseau de chauffage à distance. Cette exploitation conjointe de l’électricité et de la chaleur améliore considérablement le rendement des centrales.
Légalement, une centrale fossile doit assurer une efficacité énergétique d’au moins 62%. Le projet de la centrale de Chavalon a obtenu fin 2010 une dispense pour son rendement de 58,5%, accordée en raison de son emplacement qui l’empêcherait de se raccorder aux réseaux de chaleur à distance.
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Le gaz de schiste, extraction à risque
Qui dit gaz dit dépendance à la Russie, risques d’instabilité géopolitique et de fluctuation des prix. Pour s’en affranchir, le gaz de schiste extrait du sous-sol rocheux au moyen d’injection à haute pression de liquide est régulièrement évoqué. Problème: les composants chimiques mélangés à l’eau pour fracturer la roche risquent de remonter à la surface. «Ce cocktail de produits chimiques peut très facilement aller polluer les nappes phréatiques dont nous tirons notre eau potable», explique Mathias Schlegel, porte-parole de Greenpeace. Face à ces risques, la France — tout comme le canton de Vaud — a suspendu en septembre 2011 les recherches sur le gaz de schiste.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.