Alors que magazines et feuilletons se sont très tôt adressés au grand public, les revues, elles, s’échangent aujourd’hui encore au sein de cercles restreints et spécialisés. Illustration emblématique en France: les différences entre le magazine Première (diffusion: 150’000 exemplaires) et la revue Les Cahiers du cinéma (20’000). Même thématique certes, mais l’ambition critique et théorique de la seconde publication détonne. Les Cahiers du cinéma cherchent à peser directement sur les courants esthétiques du 7ème art, via des tribunes et débats d’idées, sans être asservis à l’actualité cinématographique.
Cette caractéristique, celle d’être à la fois témoin et acteur de son milieu, la revue la doit à ses origines universitaires. Les premières publications du genre — scientifiques — remontent au XVIe siècle dans le monde anglo-saxon. Aujourd’hui encore, les revues scientifiques anglo-saxonnes, comme Nature, The Lancet ou Science, constituent le Graal des chercheurs du monde entier, suprématie linguistique oblige. Les revues servent d’abord à relier des communautés d’esprits réparties à travers un pays, un continent, voire le globe.
Lumières: des revues sans frontières
Au XVIIIe siècle, les revues de l’intelligentsia européenne franchissent aisément les frontières. Ainsi, la première revue de Suisse romande, éditée entre 1732 et 1784 à Neuchâtel, s’inspire directement du célèbre Mercure de France. Lancé par le philosophe, mathématicien et géologue huguenot Louis Bourguet, le Mercure suisse publie à la fois des articles scientifiques et littéraires. Cette revue devient un lieu d’échange pour l’intelligentsia romande et alémanique, mais aussi européenne. Parmi les correspondants et contributeurs, des penseurs de la stature de Leibniz, Réaumur, Voltaire, Rousseau ou encore Vattel.
Mais le nombre de souscripteurs, qui s’élevait à 400 en 1769, retombe sous les 200 en 1782, entraînant la disparition de la revue pionnière en Suisse, qu’aucun autre titre romand ne vient remplacer. Du temps de la Révolution française, ce sont les libelles et les journaux qui dominent le paysage éditorial helvétique.
Il faut attendre 1816 pour voir réapparaître une revue d’importance, à Genève, qui vient de rejoindre la Confédération: la Bibliothèque universelle. Cette publication littéraire et scientifique, volumineuse et bourgeoise, fusionne en 1861 avec la Revue suisse, dirigée par le philosophe Charles Secrétan et l’écrivain Juste Olivier à Lausanne. Elle devient alors le plus important titre de Suisse romande, défendant le libéralisme économique, le conservatisme social et l’éthique protestante. Malgré des auteurs brillants, sa formule encyclopédique s’essoufflera au XXe siècle. Après une nouvelle fusion avec la Revue de Genève, elle disparaît en 1930.
Affrontement par revue interposée
Les revues du début du XXe siècle ne connaissent pas une telle longévité. Les titres servent d’abord de tremplin à de grands écrivains romands comme Charles-Ferdinand Ramuz, Gonzague de Reynold et Charles-Albert Cingria, qui font leurs premières armes dans deux revues: La Voile latine et les Cahiers Vaudois.
La première, créée par un groupe d’intellectuels romands à la recherche d’une identité littéraire commune dans un climat fortement nationaliste, disparaît en 1911, à la suite d’une scission interne: les «helvétistes», des fédéralistes soutenant le concept d’une identité suisse, s’opposent aux «latinistes», des régionalistes défendant l’idée d’une culture romande spécifique. Les Cahiers Vaudois, dont les dates de publication correspondent à celles de la Première guerre mondiale, s’inscrivent dans cette seconde tendance, sous la tutelle de Ramuz.
Sans surprise, l’entre-deux-guerres, soumis à la montée du communisme et du fascisme, voit se développer une série de revues romandes plus politisées, très influencées par les débats dans l’Hexagone. Certaines, comme les titres Suisse romande ou L’Eveil, se situent dans la lignée «personnaliste» de la revue française Esprit, qui cherche une troisième voie humaniste entre le marxisme et le libéralisme économique. Elles s’opposent à des publications d’inspiration maurassienne, aux titres sans équivoque comme Le Centurion, Ordre et tradition ou Homme de droite.
Refuge romand pour les revues françaises
Pendant l’Occupation, la Suisse romande se transforme en un véritable sanctuaire humaniste francophone. Nombre d’intellectuels français s’y réfugient. En dépit de la censure fédérale, les idées peuvent circuler sous le manteau afin de rejoindre Paris.
Plus bel exemple de cette délocalisation de circonstance: la revue Labyrinthe, à laquelle le Musée Rath de Genève rendait hommage il y a deux ans. Le Tessinois Albert Skira, célèbre pour ses livres d’art et sa revue parisienne Minotaure, terrain d’expression de l’avant-garde surréaliste et dada de l’entre-deux-guerres, déplace sa maison d’édition dans la cité de Calvin. En 1944, il y fonde la revue Labyrinthe, avec Alberto Giacometti et le peintre Balthus. La publication reprend les orientations poétiques et plastiques de Minotaure, mais paraît sur du papier journal, austérité de temps de guerre oblige.
Genève prend alors le relais artistique et littéraire de Paris exangue. Stefan Zweig parle du Labyrinthe comme de «22 numéros qui montrent que la culture n’a rien perdu de sa puissance à l’issue de la catastrophe». Malraux exerce la charge de critique d’art. Matisse, Sartre, Beauvoir, Cingria et Eluard participent aussi à l’aventure éditoriale, qui dure jusqu’en 1946.
D’autres revues profitent d’une censure fédérale peu versée dans la poésie pour défendre des positions résistantes. Un groupe d’étudiants de l’écrivain et essayiste de gauche Edmond Gilliard, qui critique la pseudo-neutralité helvétique, lance la revue Traits à Fribourg en 1940. Elle publie les premiers poèmes résistants signés par les Français Pierre Seghers et Pierre Emmanuel. A partir de 1942, la revue accueille des plumes célèbres comme Aragon et Eluard. Leurs textes voyagent dans la valise diplomatique de l’éditeur et attaché à la Légation de Suisse à Vichy, François Lachenal, qui est membre du comité rédactionnel de la revue.
La revue pacifiste Suisse contemporaine, fondée en 1941 à Lausanne par le journaliste René Bovard, défend les mêmes valeurs, mais publie des textes moins explicites politiquement. Elle s’oppose au Mois suisse, revue conservatrice fondée en 1939 par le pasteur et journaliste Philippe Amiguet, qui affiche des positions plutôt favorables à l’Axe.
La vocation spécialisée des revues suisses
La fin de la guerre met un terme à ce bouillonnement culturel et littéraire. La Suisse retrouve sa position périphérique dans le monde intellectuel francophone. «Au XXe siècle, l’histoire des idées reste dominée par la métropole parisienne, analyse l’historien lausannois François Vallotton. Les revues qui se créent en Suisse se développent sur des segments spécialisés.»
Les revues d’art, de graphisme et d’architecture se multiplient en Suisse, certaines connaissant une résonnance internationale. La plus emblématique demeure sans doute la revue d’art contemporain zurichoise Parkett, fondée dans les années 1980, dont la co-fondatrice Bice Curiger a été nommée directrice artistique de la Biennale de Venise. En revanche, aucun équivalent aux piliers intellectuels français que constituent les revues Le Débat de Marcel Gauchet, Commentaire de Raymond Aron ou encore Esprit.
«Des questions structurelles liées à la démocratie directe, au découpage cantonal et linguistique peuvent expliquer cette absence de revue intellectuelle, estime le politologue François Cherix. Le débat par la discussion, par l’assemblée, au bistrot ou au sein d’associations est très développé dans notre pays. Et à l’écrit, le débat d’idées s’organise surtout dans les journaux quotidiens. » D’où un certain morcellement de la réflexion, par rapport à la construction par école de pensée des revues culturelles en France.
Certaines poussées de contestation politique ravivent néanmoins périodiquement l’édition de revues intellectuelles engagées, comme dans les années 1960. Le périodique zurichois Opposition (1962-1965) milite par exemple contre les armes nucléaires et contre une scène politique conservatrice qui assimile les mouvements pacifistes à des «ennemis de la patrie». La jeune équipe de la revue compte notamment l’artiste H.R. Giger dans ses rangs, qui illustre par des dessins macabres la vie humaine dans une ère post-atomique.
Cependant, les universitaires se cantonnent essentiellement aux revues scientifiques spécialisées. Certaines d’entre elles parviennent parfois à dépasser le débat d’initiés. Parmi celles-ci, Les Nouvelles questions féministes, une revue dirigée par des chercheuses de l’Université de Lausanne qui s’intéresse à la question de la construction des genres, est aujourd’hui publiée par les éditions Antipodes et connaît une diffusion internationale.
Autre exception: la revue trimestrielle Le Temps stratégique (1982-2001), fondée par les journalistes du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne André Monnier et Marian Stepczynski, a quant à elle l’ambition de prendre du recul par rapport à l’actualité et rassemblait dans ses pages des auteurs de renom du monde entier, pour examiner les problèmes de fond de notre société. Le titre rencontre cependant un échec commercial.
Internet n’a pas tué la revue
Aujourd’hui, les blogs et sites internet sont devenus un terrain privilégié pour la diffusion des textes, commentaires et débats que l’on retrouvait naguère dans des revues. La revue de gauche Domaine public utilise ainsi la forme électronique pour analyser des problématiques politiques et sociales helvétiques. Mais la Toile ne prétérite pas pour autant totalement l’imprimé. «Le foisonnement d’articles sur les blogs exige une soigneuse sélection qu’opèrent les comités de rédaction des revues, explique Claude Pahud, fondateur des éditions lausannoises Antipodes. Le papier légitime ce qui est important.»
Le succès en librairie des revues françaises XXI et Usbek & Rica démontre que le papier garde la main dans certains domaines, comme le grand reportage et la bande dessinée, par rapport à Internet. Ce succès a fait des émules en Suisse (lire article principal).
Parmi les nouveaux titres apparus au printemps de cette année, la revue associative Ithaque, dirigée par l’enseignant et blogueur Guillaume Henchoz, entouré d’une équipe de journalistes et de photographes romands. «Ithaque est conçu comme un laboratoire pour décrire le réel, jouer sur le texte, raconter des histoires, grâce à la photographie et à la bande dessinée.» La vingtaine de pages de la revue propose des genres délaissés ces dernières années par la presse quotidienne et magazine, comme le reportage narratif et le reportage subjectif «gonzo».
Face à la concentration du marché de la presse helvétique, des publications récentes comme Hémisphères, la revue des Hautes Ecole Spécialisées de Suisse romande, les revues artistiques Dorade et Novembre ainsi que les magazines photographiques Else et Strates offrent une nouvelle diversité au lecteur contemporain, incarnant la vivacité du support papier et des formats longs hérités des Lumières, face au sentiment d’atomisation qui règne sur internet.
Dernière apparition en cette année de renaissance pour les revues helvétiques, La Couleur des jours a sorti son premier numéro en septembre. La publication expose quatre fois l’an les récits et interventions visuelles de journalistes, artistes et photographes romands. Ce renouveau international de la revue nourrit aussi l’imagination des distributeurs spécialisés. Lancée en 2007, la compagnie zurichoise Motto Distribution propose ainsi un catalogue de plus de cent titres internationaux. Le distributeur, qui a ouvert des bureaux à Vancouver et Berlin, propose aussi de la vente de revues haut de gamme en ligne. Grâce à ce nouveau modus vivendi, le papier et le virtuel, longtemps frères ennemis, semblent sur la voie de la réconciliation.
_______
A lire aussi: Le nouvel âge d’or des revues