KAPITAL

Ces étrangers qui sauvent nos bistrots de campagne

Quand des restaurants ruraux sont repris par des Malgaches ou des Chinois, on n’y mange plus seulement des croûtes au fromage… Chocs culturels.

Chinois, Malgaches, Portugais… Le constat est frappant: de plus en plus d’établissements campagnards sont repris par des restaurateurs étrangers. «Beaucoup d’employés étrangers arrivent en Suisse et exercent dans un premier temps des fonctions demandant peu de qualifications dans la restauration, explique Laurent Terlinchamp, président de la Société des cafetiers, restaurateurs et hôteliers de Genève. Après quelques années, certains décident de devenir leur propre patron en reprenant un établissement.» Un cursus classique, en somme, pour les plus entreprenants.

On assiste depuis peu à un phénomène nouveau: l’éventail des nationalités se fait de plus en plus large, et cela même dans les villages les plus reculés. Il devient fréquent lors d’une randonnée en campagne de tomber sur des restaurants tenus par des Espagnols ou des Portugais, mais aussi des Chinois, des Thaïlandais ou des Africains.

Dans les campagnes romandes, on trouve ainsi une forte proportion de restaurants chinois, suivis par les portugais, qui accompagnent d’ailleurs souvent leur carte de mets typiquement suisses. «Aujourd’hui, la deuxième génération de ces exploitants s’associe aux parents ou se met elle-même à son compte», indique Muriel Hauser, présidente de Gastro Fribourg.

Dans ces établissements de campagne, les risques économiques restent cependant élevés, notamment en raison de l’évolution des habitudes des consommateurs. «Les gens sortent moins et ont davantage tendance à recevoir chez eux, note Christine Demen-Meier, professeure de marketing et de management stratégique des PME à l’Ecole hôtelière de Lausanne. Ce qui explique que les Suisses tendent à délaisser ces établissements reculés. En respectant toutes les règles et les normes, il est difficile de s’en sortir, à moins d’avoir un bassin de population suffisant à disposition.»

Les étrangers sont davantage disposés à baisser leur structure de coûts — ce qui leur permet d’offrir des tarifs particulièrement concurrentiels — et à travailler 7 jours sur 7. En étant basés hors des villes, ils bénéficient aussi de loyers plus bas. Bien que les succès existent, on assiste souvent à un phénomène de «miroir aux alouettes» selon Christine Demen-Meier lors de ces reprises: le seuil de rentabilité se situe à environ 500’000 francs de chiffre d’affaires (il faut atteindre un million pour dégager un bénéfice) et c’est après trois à quatre ans d’existence que l’on sait si un établissement pourra être viable ou non.

Malgré des barrières d’entrée relativement simples à franchir, ouvrir son propre restaurant n’est pas une simple formalité pour les étrangers. Afin d’éviter des abus, les autorités cantonales compétentes peuvent effectuer, selon les cas, un examen détaillé de la pertinence économique du projet ou évaluer la formation du candidat, ainsi que les salaires prévus dans le futur établissement. Elles peuvent également demander un business plan détaillé afin de s’assurer que l’établissement sera bel et bien un restaurant et non pas un commerce de vente à l’emporter.

En proposant de la cuisine exotique dans des villages éloignés des centres urbains, ces restaurateurs se distinguent d’une concurrence toujours plus marquée en ville et proposent une offre différente aux habitants locaux. «Les Suisses voyagent beaucoup et sont friands de cuisine exotique», rappelle Christine Demen-Meier. En ce qui concerne les citadins, la possibilité de se parquer aisément ou de faire un petit tour dans la nature compense le désavantage de l’éloignement…
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De Madagascar à Cugy (VD)

Né il y a bientôt 50 ans dans un village du sud de Madagascar, Joachim Zafimbelo arrive à Lausanne durant l’hiver de 1985: «Moi qui n’avais jamais vu de neige, j’ai été servi… Il y en avait un mètre, une sacrée expérience!» Afin d’assurer sa subsistance, il trouve un emploi chez McDonald’s où il débute en tant qu’équipier, avant de devenir instructeur. Passionné par le secteur, il y reste pendant 25 ans, gravissant les échelons jusqu’au poste de gérant de restaurant.

L’été dernier, il décide de se mettre à son compte, avec une idée en tête: proposer de la cuisine de son pays, une offre encore très rare en Suisse à sa connaissance. «Je n’avais pas trop envie de m’installer en ville. Lorsque j’ai appris qu’un établissement situé en pleine campagne, à Cugy, à cinq minutes en voiture de mon domicile était à remettre, je n’ai pas hésité longtemps. D’autant qu’il était tenu par une famille brésilienne: il avait donc déjà une connotation exotique.» Sa principale difficulté a été de constituer une équipe stable (deux personnes au service, un cuisinier et un commis). Lui-même, outre la gestion du restaurant, s’occupe aussi de la cuisine et parfois du service.

Une petite partie de la clientèle précédente est restée fidèle, «notamment les habitués du voisinage, mais pas les clients attachés à l’ambiance brésilienne». Ce qui fait qu’un an après la reprise, l’équipe se trouve toujours en période de transition, bien que le bouche-à-oreille «commence à porter ses fruits». Le matin et à midi, les clients du Ravinala se composent de personnes travaillant dans les environs et de retraités du voisinage. Le soir et le week-end, le restaurant accueille surtout des couples et des familles, mais aussi des sorties d’entreprises ou des célébrations diverses. Un partenariat avec le guide gastronomique La Clé Lausannoise permet en outre à Joachim Zafimbelo d’élargir le rayon de provenance de ses clients.

Pour lui, être basé à Cugy constitue à la fois un avantage et un handicap: «Un avantage par rapport à la grande surface de stationnement gratuit à disposition, au cadre campagnard, à la proximité de l’Abbaye de Montheron. Un handicap par le fait qu’on ne peut pas arriver chez nous par hasard. En outre, les conditions météo, surtout en cas de fortes chutes de neige l’hiver, peuvent décourager certains clients.» Petit coup de pouce du destin: le Ravinala reçoit aussi certains randonneurs empruntant le sentier du Talent, un chemin balisé de 10 km situé entre Echallens et Montheron, ouvert depuis ce printemps.

D’une capacité totale de 120 places, terrasse comprise, le restaurant a conservé, en adaptant à sa façon, la spécialité proposée par les précédents tenanciers, à savoir un assortiment de viandes grillées présentées sur des sabres et découpées devant le client. La carte propose aussi des plats typiques de Madagascar, tels que le poulet au coco ou le ravitoto (mijotée de viande de porc aux feuilles de manioc), ainsi que des poissons et des gambas. Mais aussi, pour les envies plus classiques, des plats plus locaux tels que filet de perche ou pavé de bœuf. Les prix des menus varient entre 25 et 54 francs et les plats du jour sont compris entre 16,50 et 22,50 francs.
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De Shanghai à Claie-aux-Moines (VD)

«Je suis venue en Suisse en raison de la qualité de l’enseignement. Aujourd’hui, j’apprécie de travailler dans un cadre aussi calme que la campagne vaudoise. Cela change de Shanghai!» Arrivée en Suisse il y a une douzaine d’années afin d’y suivre une formation à l’école hôtelière de Crans-Montana, Lei Zhou décide d’ouvrir en 2005 son propre restaurant à la Claie-aux-Moines, près de Savigny, après avoir effectué deux stages dans des restaurants asiatiques de la région lausannoise.

La jeune femme de 30 ans dit n’avoir ressenti aucun obstacle particulier lors de son installation. «Les gens de la commune et des environs ont été très gentils et accueillants. Par contre, les débuts ont été difficiles en termes de fréquentation: ce n’est qu’après un an et demi, grâce au bouche-à-oreille, que la situation s’est bien améliorée.» Aujourd’hui, la clientèle de ce restaurant de 16 tables pour une capacité de 60 personnes se compose essentiellement à midi d’employés d’entreprises situées dans la région et, le soir, d’habitués ou de résidents locaux. Les week-ends, le Yuan Ming Yuan accueille davantage de monde. «Nous servons environ 180 plats par semaine», relève Lei Zhou, qui travaille d’arrache-pied avec ses trois employés, auxquels elle donne un coup de main au service.

Depuis cette année, Lei Zhou possède sa propre patente. Les affaires fonctionnant mieux, elle a décidé de s’octroyer un soir de congé par semaine, le mardi. Parmi les spécialités du lieu, des grands classiques de la gastronomie chinoise: côte de porc laqué, bœuf croustillant ou calamar aux sels parfumés. Les prix sont compris entre 30 et 78 francs pour un menu.
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De Viana do Castelo à Remaufens (FR)

Joao Coelho a appris son métier sur le tard. Agé de 46 ans, il est né et a débuté dans l’hôtellerie à Viana do Castelo, petite ville balnéaire du nord du Portugal, avant de venir travailler comme garçon de café à Verbier. Il ouvre son restaurant à Remaufens, minuscule village du canton de Fribourg situé à quelques minutes de Châtel-St-Denis, il y a de cela une dizaine d’années. «C’est l’amour qui m’a attiré en Suisse, car j’ai voulu suivre celle qui est devenue mon épouse. Bien sûr, les conditions salariales étaient le principal attrait. On savait que malgré le statut de saisonnier, les offres en Suisse étaient alléchantes et faciles en raison du manque de main-d’œuvre.»

Son installation en tant qu’indépendant s’est «excellemment» bien passée: «Je me suis très vite intégré dans le milieu et au sein de la population. Les problèmes avec les banques ont été assez facilement résolus. Le principal obstacle lorsque l’on est d’une autre langue est d’obtenir une patente. Comme mon épouse est douée et curieuse, c’est elle qui l’a passée pour l’entreprise!»

A Verbier, Joao Coelho a eu l’occasion de se familiariser avec la gastronomie helvétique. A tel point que l’on trouve aujourd’hui sur la carte du restaurant de l’Avenir, outre des plats portugais (posta mirandeza, morue, poulpe et gambas qui s’adressent notamment «aux nombreux Portugais dans la région»), beaucoup de spécialités typiquement suisses: fondue, assiette valaisanne, chasse, filet de perche ou croûte au fromage. En ce qui concerne le personnel, sa petite entreprise emploi au total 5 personnes, avec 2 ou 3 extras. Lui-même travaille en cuisine, au service et à la gestion.

Sa situation géographique «n’est en aucun cas un problème»: ses clients viennent de Vevey, de Lausanne et de Fribourg (l’autoroute n’est pas loin), ou travaillent dans l’une des nombreuses entreprises basées dans la région. Ce qui permet à Joao Coelho d’accueillir en moyenne une trentaine de personnes à midi en semaine, entre 10 et 20 en soirée et entre 30 et 150 le vendredi. Quant aux prix, ils sont compris entre 16 à 55 francs selon les plats.
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Du Fujian à Avully (GE)

«L’avantage d’avoir ouvert un restaurant de cuisine traditionnelle chinoise et thaïlandaise dans la région est de ne pas avoir de concurrence directe. Par ailleurs, nous disposons d’un grand parking, juste en face du restaurant, ce qui est rare au centre-ville.» Gérante du Jutan, à Avully, dans la campagne genevoise, Liu Jin An, 43 ans, avait les idées très claires quant au type d’établissement qu’elle voulait créer: un lieu paisible servant des plats asiatiques qui puisse attirer une clientèle constituée d’habitants de la région et de personnes venant «d’un peu plus loin que le centre-ville».

Après avoir suivi une formation de chef de cuisine en Chine, dans le Fujian, Liu Jin An a travaillé dans plusieurs restaurants de cuisine traditionnelle chinoise, un secteur où elle ne cesse de s’améliorer. D’une capacité de 100 couverts (entre 60 et 70 sans la terrasse), le restaurant accueille jusqu’à 350 personne par semaine, dont 120 à 150 personnes le week-end.

Invitée par un ami «qui travaillait déjà depuis quelque temps en Suisse», elle s’y installe en 1999. Après quelques années à travailler en tant qu’employée, elle décide de se mettre à son compte en 2003, et reprends l’auberge du Prieur à Avully, un lieu tout ce qu’il y a de plus classique dans la région.

Pari réussi. Aujourd’hui, son équipe se compose de 7 personnes, dont un chef, un sous-chef, deux commis, elle-même et 2 serveuses. Sa clientèle se compose de familles et d’habitués attirés non seulement par la grande terrasse en été, mais aussi par les spécialités variées de la carte: des fondues avec quatre bouillons différents accompagnant du bœuf, du poulet, des fruits de mer, des légumes et du riz cantonais, mais aussi de la viande sur ardoise ou des crevettes géantes à l’ail cuites à la vapeur ou façon croustillante. Le tout pour un prix de 35 francs incluant entrée, plat principal et une boisson.
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Quelques chiffres

Selon GastroSuisse, les spécialités asiatiques représentaient, en 2010, 7,7% de l’offre de restauration totale en Suisse (contre 23,2% pour les spécialités italiennes). Quant au chiffre d’affaires de la restauration étrangère, il talonne de près celui de la restauration rapide (2,2 milliards de francs, contre 2,8 milliards).
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.