LATITUDES

Voyager à l’heure du tourisme 2.0

Le web participatif a bouleversé nos manières de voyager en favorisant le couchsurfing ou la location d’appartements. Et en forçant l’industrie touristique à une plus grande transparence auprès des consommateurs. Enquête.

Avant de réserver une chambre d’hôtel, 59% des consommateurs ont le même réflexe aujourd’hui: vérifier sur internet les évaluations et les photos postées par des internautes ayant séjourné dans l’établissement en question. Ce chiffre, issu d’une étude réalisée par l’agence américaine PhoCusWright, témoigne d’une tendance en croissance depuis près de dix ans: le voyageur du XXIe siècle est avant tout un «consommacteur», qui s’informe par lui-même, conseille et alerte les autres voyageurs.

Les prospectus et autres promesses des tour-opérateurs ne suffisent plus pour convaincre. «Nous accordons à présent plus de crédit à des recommandations formulées par d’autres consommateurs qu’à celles issues des offices de tourisme ou de tout autre organisme chargé de la promotion d’un service, note Jean-Claude Morand, auteur de l’ouvrage Tourisme 2.0 et professeur en tourisme à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (hepia). L’accès à des récits d’expériences vécues par d’autres est plus rassurant.»

Blogs, forums, réseaux sociaux ou sites de partage de photos et de vidéos, ces outils ont transformé la conception du tourisme. «D’une entreprise individuelle, le voyage est devenu une expérience collective, constate Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialiste des réseaux sociaux. Avant de partir, on informe ses amis de sa destination, on prend note de leurs conseils, on les tient informés pendant le séjour, et dès le retour on poste des commentaires sur les hôtels et autres services que l’on a testés.»

Confiance collective

Ces interactions entre voyageurs ont aussi permis l’émergence d’une nouvelle manière d’appréhender la découverte d’une région: le logement chez l’habitant — ce parfait inconnu qui, sur la recommandation de cette «communauté virtuelle du voyage» devient son hôte, voire même son guide ou son compagnon de route.

Le concept du couchsurfing illustre parfaitement ce créneau: littéralement «passer d’un canapé à l’autre», il permet aux globe-trotters de trouver un coin où dormir gratuitement chez des locaux. Les membres de ce réseau notent aussi bien l’hôte que l’invité. Lancé en 2004 aux Etats-Unis, le site réunit près de 3 millions de personnes dans le monde entier. Un tiers d’entre elles ont entre 18 et 24 ans. «Ce nouveau type d’offre s’adresse avant tout à la jeune génération, qui a une conception différente du partage que les plus âgés, estime Hilary Murphy, professeur de e-marketing à l’Ecole hôtelière de Lausanne. Ils ont l’habitude de partager leurs expériences et leurs photos sur internet, ils sont moins attachés à leur intimité et, dans ce sens, se montrent plus enclins à partager une chambre ou un appartement.»

Dans la même idée, la location d’appartement met en lien locaux et touristes, moyennant une rétribution cette fois-ci: comme la jeune start-up lausannoise Housetrip, le site leader Airbnb couvre plus de 8000 villes à travers le monde. Le voyageur trouvera par exemple une chambre au centre-ville de Genève pour moins de 100 francs. «Ces concepts fonctionnent grâce à une confiance qui se crée collectivement, analyse Olivier Glassey. Pour se laisser convaincre, l’internaute doit lire plusieurs commentaires. La réputation d’un «commentateur» — s’il poste souvent ou pas — va aussi compter dans son choix.»

Pour le sociologue, «l’envie de s’extraire d’expériences préfabriquées» explique le succès de ces nouveaux services. «Ces interactions permettent d’être au plus proche de la réalité. Prenons l’exemple de l’application Foursquare: elle permet de savoir où se déroule une soirée sympa dans le quartier dans lequel on se situe à l’instant même, grâce à une information postée par une personne qui s’y trouve déjà.» Se rapprocher des populations locales en adoptant, le temps d’un séjour, leur mode de vie, devient ainsi l’intérêt principal du voyage.

Profiter des feedbacks

Des conséquences pour l’industrie touristique? «Désormais, on ne peut plus montrer que le «beau», estime Jean-Philippe Trabichet, professeur à la Haute école de gestion de Genève (HEG) et spécialiste de la e-réputation des entreprises. Une grande route entre l’hôtel et le bord de mer, qui pouvait alors être masquée, selon l’angle de vue, sur un visuel promotionnel, doit à présent être assumée. Si un internaute se plaint d’un mauvais service, l’hôtelier peut répondre et s’expliquer. Car les réseaux sociaux ou les sites d’évaluation collaborative sont avant tout des espaces de dialogue.»

«Ces feedbacks du web participatif peuvent se révéler très utiles pour la gestion de la qualité de ses prestations, ajoute Roland Schegg, professeur à l’Institut économie et tourisme de la HES-SO Valais. Des gestionnaires proactifs pourraient ainsi transformer ces «déficits» en forces pour créer de véritables avantages concurrentiels. Mais pour le moment, cela sonne encore comme une musique d’avenir pour la plupart des PME hôtelières.»

Selon Jean-Claude Morand, les réseaux sociaux pourraient également créer de nouvelles opportunités, en ne se limitant plus à favoriser les échanges. «Si Facebook ou encore Google Travel (qui vient d’acquérir ITASoftware, une entreprise spécialisée dans la comparaison des coûts pour les billets d’avion) offrent à l’avenir de réelles possibilités de commercialisation, nous assisterons à une nouvelle mutation de l’écosystème touristique, qui pourrait être alors une aubaine pour les plus agiles.»
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Témoignages

«En famille, je préfère louer un appartement»

Sandrine Koch, employée de banque de 34 ans, a choisi de louer un appartement pour son prochain week-end à Berlin. «J’ai deux enfants, de 1 et 3 ans; le fait de séjourner dans un appartement nous permet, à mon mari et moi-même, de mieux nous organiser, surtout pour la préparation des repas.» Cette Vaudoise a entendu parler des services de Housetrip dans la presse. «Ce site m’a permis de visionner facilement plusieurs logements. Les photos ont été décisives dans notre choix. Sans cette plateforme, je n’aurais pas su comment m’y prendre. Jusqu’à présent, lorsque nous voyagions en couple, nous allions toujours à l’hôtel.» Pas d’agence de location comme intermédiaire, les interactions ont eu lieu directement avec le propriétaire. «J’ai envoyé un e-mail pour connaître les disponibilités et poser quelques questions quant à l’équipement.»

«J’ai couchsurfé pendant près d’une année»

En 2009, Déborah Rouault, 25 ans, est partie, sac au dos, découvrir l’Amérique du Sud. «Je souhaitais, pour ce voyage, trouver des alternatives aux auberges de jeunesse afin de ne pas côtoyer que des touristes, mais surtout des locaux. Le site couchsurfing.com m’a rapidement convaincue.» Pendant près de douze mois, cette coordinatrice au sein d’une association loge autant que possible chez l’habitant. «Dans ce concept, j’aime le partage de culture, mais aussi la valeur d’entraide.» Depuis son retour, elle héberge également des globe-trotteurs dans son appartement genevois. «L’âge de la personne importe peu. Je me fie à son profil. On a forcément plus d’affinités avec certaines personnes, mais cela s’est toujours bien passé. Les commentaires postés rassurent. Une personne malintentionnée est rapidement repérée et supprimée du système.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères.