Ils se croyaient intouchables, comme des enfants prodiges. Mais c’est comme des enfants gâtés qu’ils viennent de recevoir deux paires de claques, après dix ans de règne sans partage sur le petit jardin des modes parisiennes. Du haut de leur apparition quotidienne à l’heure du JT, ils se permettaient tout. Et comme ils étaient drôles, sarcastiques, spirituels, on leur pardonnait tout.
Chaque soir, ils plantaient leurs canines dans le fondement de la vie médiatique et chaque soir, les téléspectateurs se délectaient. Personne n’osait s’attaquer aux Guignols.
Et puis, leurs piques sont devenues plus méchantes, grossières et gratuites. Pire: les gags moyennement drôles se sont multipliés dans l’émission. Les Guignols n’ont pas vu venir le retour de bâton. Depuis le début de l’année 2000, c’est une déferlante de critiques qui s’abat sur eux, comme si toutes les victimes de leur humour ravageur, après des années de silence prudent, s’étaient soudainement liguées pour leur régler leur compte.
Au delà du cas des Guignols, c’est toute la culture d’entreprise de Canal Plus qui est visée. Depuis quelques semaines, quotidiens de référence et hebdomadaires populaires s’en donnent à cœur joie pour instruire le procès de cette chaîne hautaine, pur produit des années 80 et du favoritisme mitterrandien.
Canal Plus voulait garder son image «branchée» tout en vendant le maximum de décodeurs. Elle voulait plaire à l’élite parisienne comme aux techno-beaufs, séduire les cinéphiles en chambre comme les hooligans de salon. Commercialement, elle y a réussi. Mais son image de marque y a laissé des plumes, et elle s’est fait beaucoup d’ennemis. L’impunité exaspérante des Guignols a fourni un prétexte aux attaques.
La première salve est venue du Monde. Dans son édition datée du 13 février, le quotidien publie un dossier sur l’inspiration fléchissante de l’émission satirique. Principal élément du réquisitoire: le témoignage de la journaliste Sylvie Kerviel racontant comment elle a été harcelée par le Guignol en chef Bruno Gaccio. «Je peux t’apprendre des positions que tu ne connais pas… T’es mariée? T’as des amants? Combien?», lui a dit l’humoriste pendant l’interview, alors qu’elle tentait de faire son travail. Malaise.
Dans le même dossier du Monde, le présentateur Guillaume Durand, régulièrement ridiculisé par les Guignols, règle ses comptes avec son ex-employeur: «Nous ne sommes pas dans l’ironie et la moquerie des puissants ou des médiatiques, mais dans la «beauferie» militante qui se prendrait pour la cause du peuple.»
Dix jours plus tard, l’hebdomadaire VSD ajoute une couche en consacrant sa Une au même Guillaume Durand («Comment Canal Plus l’a broyé»), à l’occasion de la sortie prochaine de son livre-témoignage («La peur bleue», éditions Grasset). Ce livre relate son expérience apparemment traumatisante à Nulle part ailleurs, l’émission qu’il a animée pendant un an – pour un salaire mensuel de 250’000 francs français – avant de se faire congédier par le patron de la chaîne, Alain De Greef.
Les téléspectateurs qui connaissent la suffisance de Guillaume Durand ne seront pas surpris par la vulgarité revancharde de son livre. Extrait: «Je suis aux chiottes, assis dans un espace blanc lorsque j’entends des pas. Puis des voix qui ignorent ma présence et que j’identifie très rapidement: des proches… Comme Cyrano, j’écoute… Et c’est un délire de haine… Ma gueule ne leur revenait pas, mes costumes les faisaient vomir… Une demi-heure plus tard, surmontant le malaise et installé dans mon bureau, j’entends frapper à la porte… Face à moi, les deux fourbes souriants et attendris. «Guillaume, on est vraiment désolé de ce qui t’arrive»… Ces deux anacondas de la veulerie morale ne se doutent pas le moins du monde que je les ai entendus. Se lâchant de méchanceté dans les toilettes de l’entreprise. Deux merdes humaines.»
Toujours dans «La peur bleue», Durand s’en prend à l’homme qui l’a viré, Alain De Greef: «Tête de Nicholson fatigué et voix de tueur du Brabant qui doit correspondre à ses origines belges… Tous les matins, il adore faire sa petite promenade dans les couloirs blancs, jetant dans chaque bureau le regard de celui qui a bâillonné son petit personnel à coups de branchitude et de contrats à durée déterminée…»
Alain de Greef ne tarde pas à réagir, par voie de presse. «Ce livre, longue mélopée fictive à caractère égocentrique extrême, si ce n’est paranoïaque, est souvent touchant car il met, avant tout, en exergue la blessure d’un homme-enfant qui a vu son rêve se briser», écrit-il dans Le Figaro du jeudi 24 février.
Trois jours plus tard, Durand lui répond, dans les colonnes du Journal du dimanche: «Quand De Greef me compare à un homme-enfant, j’ai envie de lui dire ceci: quel homme est-il pour avoir autorisé qu’on tape un «enfant» pendant deux ans sans rien dire? S’est-il posé la question une fois, ne serait-ce qu’une fois, de savoir si cet enfant avait mal? C’est à croire qu’il faudrait qu’un de ces «guignolisés» saute un jour par la fenêtre pour s’apercevoir qu’il laisse Gaccio et sa bande aller trop souvent trop loin.»
Ce lavage de linge sale en public fait le délice des hebdos TV, au premier rang desquels Télé 7 Jours, qui, sortant de sa légendaire neutralité, titre cette semaine sur le «ras-le-bol» des victimes des Guignols et énumère quelques dérapages de l’émission satirique.
Les vannes sont désormais ouvertes: chacun y va de sa critique, comme si la toute-puissance ricanante des marionnettes avait maintenu les langues liées pendant trop longtemps. L’humour des Guignols aurait-ils atteint sa date limite de fraîcheur? C’est peut-être tout simplement que Canal est devenue une chaîne comme les autres.