C’est le plus gros chantier de ces vingt dernières années à Genève.» Nicolas Rufener, secrétaire général de la Fédération genevoise des métiers du bâtiment (FMB) mesure bien l’ampleur de la construction du CEVA (Cornavin-Eaux-Vives-Annemasse), la ligne ferroviaire qui reliera Genève à Annemasse en moins de vingt minutes. «En plus de la voie ferrée, des quartiers entiers seront redynamisés et de nouvelles infrastructures verront le jour. Cela va évidemment créer une manne très importante pour le secteur de la construction.»
La réalisation de l’ouvrage — qui regroupe cinq gares, deux tunnels, plusieurs ponts et une tranchée couverte sur 16 km — est prévue sur six ans. Coût total de l’opération estimé aujourd’hui: 1,5 milliard de francs, que les maîtres d’ouvrage, le canton de Genève et les CFF, répartiront entre une centaine de sociétés qui participeront au chantier.
«Jusqu’à présent, nous avons désigné près de 70 entreprises et bureaux d’études, notamment pour le gros œuvre, précise Caroline Monod, porte-parole du projet CEVA. Pour les recruter, nous avons lancé des appels d’offres, comme le stipule la loi fédérale sur les marchés publics (LMP).» Le gros œuvre représente près de 780 millions de francs. Les appels d’offres pour le second œuvre (peinture, vitrage, électricité…) n’ont pas encore été lancés. Quels critères pour sélectionner les mandataires?
«Le prix, l’expérience, le respect des conventions collectives et l’impact environnemental, détaille René Leutwyler, ingénieur cantonal. La proximité représentait un avantage pour les entreprises locales qui étaient en compétition avec des concurrents internationaux. Ou alors, si un groupe est leader mondial d’une technologie particulière, il pouvait se distinguer ainsi.»
René Leutwyler indique que, sur les 16 lots, «12 ont été remportés par des consortiums formés par des entreprises suisses — la plupart ayant par ailleurs une succursale à Genève — pour un total de 460 millions de francs, soit 59% du gros œuvre». Ainsi, la holding bernoise Marti, chargée du tunnel qui traversera la commune de Champel, pour 120 millions de francs, a uni ses compétences à celles d’autres sociétés pour former le consortium baptisé «GTC». Ce dernier a remporté plusieurs lots, dont la mise sur pied du pont sur l’Arve (15 millions) et de la gare de Champel-Hôpital (48 millions).
Le zurichois Walo a obtenu près de 30% du gros œuvre, comprenant notamment la construction du tunnel de Pinchat. Quant au groupe français Vinci, numéro un mondial des travaux publics, il se chargera, épaulé en partie par des entreprises valaisannes, de plusieurs lots, pour un montant total de 340 millions de francs. Cette attribution est d’ailleurs contestée par la FMB et les syndicats.
«Nous regrettons le manque de transparence lors des négociations entre les maîtres d’ouvrage et les différents soumissionnaires, explique Nicolas Rufener, secrétaire général de la FMB. Une entreprise suisse comme Implenia (qui a obtenu un lot représentant moins de 2% du gros œuvre, ndlr) aurait pu se charger du mandat confié à Vinci, qui a certainement proposé un tarif meilleur marché. Aujourd’hui, nous craignons la sous-traitance en cascade et le travail au noir.»
Le secrétaire général répond qu’une commission a été mise en place «pour s’assurer du respect des règles de fonctionnement de la part de tous les prestataires». La durée des contrats et aussi le bénéfice de réputation d’un tel chantier ont motivé les entreprises à répondre aux appels d’offres. «Ce secteur est très concurrentiel, note Nicolas Rufener. Une mission comme le CEVA permet de remplir son cahier de commandes sur plusieurs années, ce n’est pas négligeable.» Pour les bureaux d’ingénieurs notamment, de tels contrats peuvent s’entendre au-delà des six ans de construction: pour établir des calculs en amont, et suivre le bon fonctionnement de l’ouvrage une fois le train mis en route.
Ce mandat présente aussi une particularité considérable: les maîtres d’ouvrage ne peuvent fixer avec certitude la date du début des travaux. En novembre 2009, plus de 60% des Genevois se prononçaient en faveur d’un crédit complémentaire pour la construction du CEVA. Mais en 2011, des recours bloquent encore le début des travaux, conditionné au jugement du Tribunal administratif fédéral. «Dès que nous aurons l’accord définitif, nous démarrerons progressivement sur l’ensemble du parcours, dit Caroline Monod. Et nous laisserons le temps aux entreprises désignées de mobiliser leurs forces.»
«La plupart des mandataires nous ont confirmé avoir besoin de deux ou trois mois pour être prêts, ajoute René Leutwyler, ingénieur cantonal. Nous leur accorderons ce temps, nous n’avons pas le choix.» Selon la porte-parole du CEVA, aucun prestataire n’a renoncé au mandat à cause des retards et incertitudes liés au projet: «Des contrats de base ont été signés avec chaque mandataire; si leurs prestations dépassent les délais prévus initialement, leur rémunération sera ajustée en prenant en compte le renchérissement du coût de la vie. Même si 22 recours doivent encore être réglés, nous sommes confiants. A nos yeux, la procédure a avancé de manière significative et nous espérons une décision d’ici au début de l’été.»
L’idée de relier Genève à Annemasse remonte au milieu du XIXe siècle. Relancée sérieusement au début des années 2000, le projet a dû faire face à de nombreux obstacles. Des recours surtout (près de 1600, un record!), en provenance principalement des habitants des quartiers concernés, préoccupés par les nuisances liées aux travaux, puis au train lui-même. Une majorité des oppositions proviennent de Champel, où devrait être construit un tunnel de 1,5 km. Sur les 22 recours restants, 20 proviendraient de ce quartier qui demande depuis longtemps une modification du tracé. L’autre point de discorde concerne le crédit. Estimé à 940 millions de francs au début des années 2000, le budget s’élève aujourd’hui à 1,5 milliard. Les opposants crient au mensonge, affirmant qu’au final, le coût du CEVA dépassera les 2 milliards.
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François Pernet, directeur de Gilbert Henchoz: «Des consignes strictes, notamment au niveau écologique»
Le bureau d’architectes-paysagistes Gilbert Henchoz dessinera la grande partie du paysage qui entourera le parcours du CEVA. Un mandat qui s’étale sur près de dix ans pour cette PME fondée en 1988. «Nos solides connaissances dans le domaine ferroviaire ont certainement convaincu les maîtres d’ouvrage, note le directeur François Pernet. Nous avons effectivement déjà œuvré sur les parcours de quatre trams à Genève.» Des premiers croquis de l’aménagement du futur tracé du CEVA (mobilier y compris) ont été fournis par Gilbert Henchoz. «Nous avons reçu des consignes notamment au niveau écologique. Il faut par exemple que nous parvenions à compenser les arbres abattus. En matière de design, nous jouissons d’une grande liberté.» Son mandat se poursuivra lors des trois années qui suivront la fin de la réalisation. «Nous suivrons les entreprises en charge de l’entretien.» Basée à Chêne Bougeries, l’entreprise compte 20 employés — pour un chiffre d’affaires de 3 millions — et n’envisage pas d’engager du personnel spécialement pour le projet CEVA. «Nous sommes un assez grand bureau, nos ressources à l’interne nous permettent d’avoir un bon roulement et de pouvoir gérer ce type de projet sur le long terme. Soit en mettant un peu de pression quand il faut, soit en diluant le travail dans le temps.»
Matthieu Raeis, responsable des travaux, CSD Ingénieurs: «Nous sommes les garants du respect des normes»
La succursale genevoise du groupe suisse CSD Ingénieurs a décroché un mandat de sept ans sur le chantier du CEVA. «De la protection contre le bruit à la protection de l’air et des eaux en passant par les matériaux d’excavation, nous sommes les garants du respect des normes environnementales», précise Matthieu Raeis, ingénieur-chimiste et responsable des travaux. L’entreprise, et ses 25 collaborateurs, n’est toutefois pas seule prestataire sur la question. «Pour augmenter nos chances, nous avons répondu à l’appel d’offres en association avec le bureau d’ingénieurs Ecotec, qui réunit lui aussi des spécialistes de l’environnement.» L’ensemble du mandat s’élève à environ 800 000 fr.
La PME recourra également aux services de sous-traitants pour certains aspects spécifiques tels que la problématique des vibrations. «Nous pouvons aussi compter, si nécessaire, sur nos collègues spécialisés travaillant dans d’autres succursales du groupe.» Réunissant plus de 30 bureaux en Europe (en Suisse principalement), CSD affiche un chiffre d’affaires de 50 millions pour 400 collaborateurs actifs dans le conseil en ingénierie au service de la qualité de la vie et de l’environnement.
A Genève, l’entreprise intervient également sur l’assainissement de l’ancien site d’Artamis, sur le chantier du tram Cornavin-Meyrin-CERN (TCMC) ou celui achevé de la station d’épuration du Bois-de-Bay.
Christophe Dériaz, président de GADZ: «Le CEVA est un projet particulièrement complexe»
Deux mandats lient la société Géotechnique appliquée Deriaz (GADZ) au projet CEVA. L’un en hydrogéologie (étude des eaux souterraines) pour l’ensemble du tracé, l’autre en géotechnique (connaissance de la géologie du sous-sol) au niveau du tunnel de Pinchat. Elle fait partie du consortium «GE-Pinchat» qui réunit tous les spécialistes du projet.
«Nous travaillons sur cette construction depuis le début des années 1990, note Christophe Dériaz, président du conseil d’administration. C’est un long — et réjouissant — mandat pour nous, qui représente plus d’un million de francs sur une vingtaine d’années. Ce mandat ne représente que de 5 à 10% de notre chiffre d’affaires annuel, et nous parvenons donc à le remplir avec nos forces internes, sans devoir engager ni mobiliser du personnel spécifique.»
Fondée en 1960, GADZ emploie 15 personnes. Ses spécialistes sont intervenus sur des ouvrages tels que les tunnels de Vernier ou de Carouge, le tram Cornavin-Onex-Bernex (TCOB), et actuellement la rénovation de la gare de Cornavin. «Le CEVA est un projet particulièrement complexe d’un point de vue administratif car il implique plusieurs acteurs, précise Christophe Dériaz. Ce long mandat a aussi impliqué de constantes négociations d’un point de vue financier. Comme le tracé a subi plusieurs modifications, nous avons dû adapter nos études, ce qui a nécessité du travail supplémentaire par rapport au contrat initial.»