Les magasins d’usine attirent les foules avec leurs aliments à prix cassés. Même la Migros s’y met. Enquête sur un nouveau créneau de distribution.
Une saucisse aux choux déformée, une demi-meule de raclette écornée, ou une brique de lait mal étiquetée: c’est le genre de produits que l’on trouve sur les étalages du nouvel «Outlet Gourmand», inauguré en décembre dernier à Sierre, avec des réductions allant parfois jusqu’à plus de 50% du prix usuel. Cette nouvelle enseigne, située en zone industrielle, distribue les produits dits invendus ou invendables de deux gros producteurs romands: Valcrème pour les produits laitiers et Suter Viandes pour la boucherie.
«Notre industrie engendre de nombreuses pertes, explique Ueli Gerber, directeur de Suter Viandes, qui a également ouvert une boutique outlet à Villeneuve, son site de production. Il peut s’agir d’erreurs humaines de manipulation, d’étiquetage. Des machines ont parfois provoqué des tâches ou des aspects non conformes.»
La qualité des articles vendus dans l’Outlet Gourmand est exactement la même que celle des produits livrés aux supermarchés et aux restaurants. «Mais vu que leur apparence n’est pas parfaite, nos clients nous les retourneraient, et avec raison, glisse le patron. Le consommateur qui paie le prix plein veut un produit en ordre. C’est pour faire profiter des clients moins exigeants de ces articles que nous avons ouvert notre magasin d’usine. Ce faisant, nous gagnons un peu d’argent et évitons de payer pour l’incinération de ces aliments. C’est tout bénéfice!»
L’Outlet Gourmand de Sierre n’est pas le seul à avoir opté pour cette stratégie. Depuis 2009, Migros a aussi ouvert des magasins d’usine en Suisse romande: le premier à Sion, puis le second à Romanel-sur-Lausanne. Le géant orange prévoit d’en ouvrir deux autres d’ici à quelques semaines, dans le centre outlet de Villeneuve et en Haut-Valais.
Invendus. «A terme, nous prévoyons l’ouverture d’une vingtaine de magasins de ce type en Suisse», explique Aurélie Murris, de la communication de Migros Vaud. Les outlets de Migros se situent dans des hangars de zones industrielles et proposent des étalages moins soignés que les Migros classiques. Leur assortiment comprend des aliments invendus: leur date de péremption peut être trop courte ou ils comportent des petits défauts.
Dans le non-alimentaire, on trouve des cosmétiques, des textiles ou de l’électroménager, à des prix réduits de 50 à 80%. Là encore, on insiste sur la qualité irréprochable des articles proposés: «Nous ne vendons que des produits entièrement conformes et respectons les dates, tout comme le font nos autres filiales, précise Mélanie Zuber, de Migros Valais. Auparavant, ces liquidations s’effectuaient dans chaque point de vente. C’était embêtant car les meilleures places promotionnelles des grands magasins étaient occupées par des articles à prix fortement baissés. Nous avons donc décidé de les libérer pour y mettre de nouveaux produits, et avons créé des magasins d’usine pour les écouler.»
Le succès de ces enseignes est indiscutable: «Lors du premier jour d’ouverture de l’outlet de Romanel, l’engouement a été tel qu’une colonne de voitures s’est formée avant l’heure d’ouverture, raconte Mélanie Zuber. Après une année, cette performance se confirme et nous tablons sur une croissance de 8%.» Même constat chez l’Outlet Gourmand, même si l’on a moins de recul: «Nous n’avons fait aucune publicité, mais le flux de clients est continu», précise Jean-Louis Sottas, directeur de Valcrème.
Le concept de l’outlet, qui vient des Etats-Unis, a d’ailleurs le vent en poupe dans toute l’Europe, que ce soit dans l’habillement ou dans l’alimentaire: d’après l’Observatoire européen des magasins d’usine, plus d’une centaine de centres ont ouvert entre 2001 et 2010. La croissance du secteur, à deux chiffres, a été particulièrement favorable durant les périodes où la consommation des ménages ralentissait.
Un phénomène qui ne surprend pas Raphaël Cohen, directeur académique du diplôme en Entrepreneurship and Business Development à l’Université de Genève: «Dès qu’ils peuvent réduire leurs charges, un nombre croissant de consommateurs saute sur l’opportunité. Il ne faut pas oublier que 10% des Suisses vivent sous le seuil de pauvreté.»
Pour le sociologue genevois Sami Coll, le succès des outlets s’explique également par de nouvelles habitudes d’achat, de plus en plus polarisées: «On achète désormais soit du luxe, soit du bas de gamme, mais plus un type de qualité uniforme. Cette diversification est illustrée avec la création relativement récente par Migros des lignes M-Budget et Sélection, qui sont en fait destinées à un même public.»
Face à l’engouement pour les magasins d’usine, le géant orange ne craint-il pas de se tirer une balle dans le pied? «Il ne s’agit pas de concurrence, car nos outlets s’adressent aux clients qui privilégient les prix bas plutôt que le confort d’achat, indique Mélanie Zuber. L’assortiment n’est pas le même car il varie quotidiennement dans les outlets, qui fonctionnent d’avantage comme magasins d’appoint. On ne peut pas y venir avec une liste de courses et espérer tout y trouver.»
Du côté de l’Outlet Gourmand, on indique même «prendre le plus grand soin pour ne pas faire de la concurrence déloyale à nos clients: nous ne vendons strictement que des produits qui ont des défauts».
Quant au hard discounter allemand Lidl, il ne considère pas ces nouvelles enseignes comme des concurrents: «Ils n’arrêteront pas notre croissance sur le marché suisse, car notre modèle repose sur un rapport qualitéprix imbattable, précise Paloma Martino, porte-parole pour la Suisse. Nous ne nous battons pas dans le même segment.»
S’il considère que le marché de l’outlet restera une niche, Raphaël Cohen n’en reconnaît pas moins que ce modèle économique «soit positif, car il bénéficie à la fois au consommateur et au producteur: l’un profite de prix cassés, l’autre gagne un peu d’argent et épargne des frais d’incinération».
Une constatation également faite par Mathieu Fleury, secrétaire général de la Fédération romande des consommateurs: «L’avantage de ce système est également écologique, car le secteur alimentaire produit beaucoup de gaspillage. Il s’agit d’une manière intelligente de valoriser ces déchets, en en faisant profiter la clientèle. Mais il faut néanmoins rester très attentif à la qualité des produits proposés dans ces endroits. Nous espérons qu’il n’y aura pas de dérapage et sommes prêts à faire des tests pour nous en assurer.»
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Une version de cet article a été publiée dans L’hebdo.
