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Fred Wander, écrivain autrichien, livré par la police genevoise à Vichy, rescapé d’Auschwitz

Combien de personnes survivent aujourd’hui après avoir été refoulées par la Suisse entre 1939 et 1945? Une vingtaine. Et sur ces vingt, combien sont écrivains? Un seul, sans doute. Fred Wander.

La cinéaste zurichoise Irene Loebell a retrouvé dans les archives genevoises les photos de famille que la police avait séquestré à Fred Wander lors de son arrestation en 1942. Elle est allé les lui montrer à Vienne, en a fait un film, «Un voyage à Genève».

Une polémique stupide à propos de ce film a agité la Télévision suisse romande. Ce film a été présenté au Festival de Soleure, puis diffusé par DRS et 3-Sat. La chaîne romande a d’abord refusé de montrer ce documentaire sous prétexte que son esthétique ne convenait pas, puis est revenue sur sa décision en déclarant qu’elle n’avait jamais voulu le censurer ce film.

Puisqu’il sera diffusé, les téléspectateurs jugeront sur pièce. Une chose est certaine, dans cette affaire ce n’est pas la Suisse qui est en cause, mais le gouvernement genevois qui, en envoyant Wander à Auschwitz, a outrepassé ses compétences. Pour savoir qui est Fred Wander, il suffit de lire ses livres.

Quand on demande au vieux M. Riegner, qui était secrétaire du Congrès Juif Mondial pendant la Seconde Guerre, combien de personnes survivent aujourd’hui après avoir été refoulées par la Suisse entre 1939 et 1945, il répond: une vingtaine.

Et sur ces vingt, combien sont écrivains? Un seul, sans doute. Fred Wander, dont deux livres au moins évoquent l’histoire personnelle. Un roman, «Hôtel Baalbeck», publié en 1991 par Luchterhand et «Das gute Leben», publié par Hanser en 1996.

C’est une belle histoire, c’est la vie d’un homme, né en 1917 à Vienne dans une famille pauvre. A quatorze ans, Fred Wander quitte l’école et ses parents. Il voyage, aime surtout la France. En 1938, à 21 ans, il est piégé par l’Anschluss de l’Autriche à l’Allemagne. Les Juifs fuient en masse.

Fred étudie les cartes de géographie, y découvre un chemin pour rejoindre la Suisse. A peine passé le Rhin, il se retrouve nez à nez avec un vieux gendarme qui veut le remettre aux nazis. De l’autre côté du pont flottent les drapeaux à croix gammées. Mais le gendarme a pitié de Fred, hésite à le refouler, propose une solution à son malheur. Si Fred était communiste, on pourrait le garder en Suisse, l’interner puis éventuellement le renvoyer vers la France. Ainsi en 1938 Fred se déclare communiste sans l’être, la Suisse le sauve et l’extrade sans le livrer aux nazis.

Dans le Paris d’avant-guerre il habite l’asile des clochards et vagabonde. En 1939, lorsque la France entre en guerre, considéré comme Allemand puisqu’Autrichien, il est arrêté et interné d’abord dans un stade de football parisien, puis dans des camps précaires et insalubres dans la campagne française. Ainsi d’un camp à l’autre, parfois évadé, parfois enfermé, il parcourt la France. La guerre ne lui offre d’autre destin que l’errance.

En septembre 1942, sa situation de Juif autrichien dans la France occupée n’étant plus de tout repos, il songe une fois encore à la Suisse comme refuge. Il passe à pied une montagne et réussit à traverser la frontière près de Genève. Mais la police du canton a perdu son visage bon enfant. La Suisse de 1942 n’est plus celle de 1938.

Fred arrêté, jeté au cachot, enchaîné à six autres détenus, est livré dès le lendemain matin à ses bourreaux. (Le chef de la police fédérale des étrangers, le sinistre Rothmund lui-même, venait pourtant de demander aux autorités genevoises de ne pas renvoyer les Juifs).

La milice française le transfère, toujours enchaîné aux autres prisonniers, jusqu’au camp de Rivesaltes. C’est là qu’on concentre les Juifs avant de les envoyer mourir dans les chambres à gaz. Comme 80.000 autres livrés par Vichy, Fred part pour Auschwitz, mais en réchappe miraculeusement.

En 1945, quand se termine la guerre, il est à Buchenwald. Il rêve des Etats-Unis, mais où prendrait-il les mille dollars nécessaires au visa? Le voici tondu dans l’Europe en ruines, de nouveau dans un camp, d’abord à Salzbourg, puis à Vienne sous contrôle soviétique.

Il trouve un emploi de reporter dans un journal du soir, quotidien communiste. Il écrit si bien qu’on l’invite pour un stage d’écrivain à Berlin-Est. Il finira par se fixer là-bas avec sa femme Maxie, car son éditeur ne le paie qu’en marks de l’Est qui ne valent rien à l’Ouest.

Pourtant il continue de voyager: la Corse, l’Italie, Paris, mais jamais la Suisse dont il garde un souvenir peu réjoui. L’Allemagne de l’Est construit le Mur exactement au fond de son jardin. C’est là que s’amuse sa petite fille de onze ans. Mais le terrain est mal stabilisé, la fillette est enterrée vive par une coulée de terre. Littéralement tuée par le Mur qui sépare l’Est de l’Ouest.

Fred déménage, mais ne sait où aller. Malgré son dépit, il reste en Allemagne de l’Est. Sa femme Maxie se met à écrire et publie une série de portraits de femmes de l’Est, «Guten Morgen, du Schöne». Le succès est considérable, 60’000 exemplaires dès la première année. Mais Maxie souffre d’un cancer qui s’étend. Elle meurt en novembre 1977 et laisse un journal qui sera vendu à des centaines de milliers d’exemplaires, «Leben wär’ eine prima Alternative».

Une année plus tôt, ce même mois de novembre, un jeune homme suisse est mort du cancer en laissant un récit, c’est Fritz Zorn et son «Mars» que préface Adolf Muschg. Or Maxie dans son journal raconte qu’elle aurait voulu rencontrer Muschg…

Plus tard, en 1983, Fred Wander revient à Vienne où il compte terminer sa vie. En 1996, dans sa quatre-vingtième année, il tire le bilan de ses errances. C’est une autobiographie sereine qu’il appelle «Das gute Leben», la bonne vie.

Un jour ou l’autre, le temps lui donnera raison.

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Daniel de Roulet, écrivain, travaille à Genève.