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Le triomphe de la gestion douce

large041010.jpg«Arrêtez de causer, Herr Offer! Occupez-vous plutôt de faire distribuer les chiffres.» Le mois dernier, toute l’Allemagne s’est émue du sort de Michael Offer. Le porte-parole du ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble s’est fait brutalement invectiver par son chef devant un parterre de journalistes lors d’une conférence de presse.

Le ministre reprochait à son subordonné de ne pas avoir préparé à temps un communiqué sur les rentrées fiscales. Scandalisés, les journalistes ont retranscrit la scène avec indignation le lendemain dans la presse. Le porte-parole, lui, a démissionné trois jours plus tard.

La résonance médiatique de ce coup de sang traduit bien les évolutions qui ont marqué les rapports hiérarchiques au travail ces vingt dernières années. Les patrons autocrates à la Wolfgang Schäuble sont une espèce en voie de disparition. Leurs coups de gueule paraissent anachroniques et politiquement incorrects: l’autoritarisme est devenu ringard, quoi qu’en disent les partisans du tour de vis à l’école et ailleurs, comme l’UDC ou Nicolas Sarkozy.

Que l’on ne s’y trompe pas. Le succès de la «gestion douce» dans l’entreprise capitaliste ne résulte pas d’une volonté humaniste, d’un altruisme généreux ou protectif. Il s’est imposé par pragmatisme: le soft management est tout simplement plus efficace. Parce qu’il est en phase avec l’évolution des comportements.

L’autoritarisme, lui, ne passe plus et ne permet plus d’obtenir des résultats auprès de la nouvelle génération. Aujourd’hui, l’entreprise moderne valorise l’esprit d’initiative davantage que l’exécution abstraite. Les premiers à s’en être rendu compte sont les Japonais, les Américains et, par extension, les grandes multinationales.

L’évolution de Nestlé Suisse est en ce sens exemplaire. L’entreprise, qui peut notamment s’appuyer sur les conseils de l’IMD (Institute for Management Development) de Lausanne, qu’elle avait cofondé, s’est détachée d’un fonctionnement très hiérarchisé. Elle a lancé divers programmes, depuis treize ans, visant à instaurer une organisation «matricielle» qui fait interagir les différents départements.

Elle a surtout donné plus d’espace aux initiatives personnelles. Les cadres deviennent davantage des «coachs» dans cette architecture moins verticale. «Nous les considérons comme des facilitateurs, explique Claudia Thumm, directrice des ressources humaines. Ils doivent faire figure d’exemples et contribuer à la progression de leurs collaborateurs. L’autorité s’impose de nos jours davantage par le respect et la crédibilité du cadre que par son rang hiérarchique.»

Logiquement, cette nouvelle culture d’entreprise est au cœur des cursus des écoles de management où l’on aiguise les soft skills et le soft management, qui combinent la clarté organisationnelle, la bienveillance au quotidien et la proximité entre cadres et subordonnés. Le comportement autoritaire perd de son sens puisque le leadership résulte de la compétence professionnelle et de l’engagement.

«En partant de l’idée que le business reste un domaine hard, puisqu’il s’agit d’atteindre des objectifs chiffrés, le soft management s’est imposé comme une façon de coopérer sous cette pression», résume Lorenzo Pestalozzi, directeur du CRPM (Centre de formation en management) à Lausanne.

Titulaire d’un MBA de l’IMD de Lausanne, Wolfgang Martz a dirigé le Groupe Minoteries de 1990 à 2005, basant sa gestion du personnel sur «l’enthousiasme» et «l’émulation». «Je succédais à un patron propriétaire extrêmement paternaliste et autocrate», raconte-t-il. Comme il n’était pas du métier, le nouveau directeur a inévitablement dû s’appuyer sur les connaissances spécifiques de ses subalternes.

«J’ai mis en place un management participatif. Par différents moyens comme la boîte à idées, un tableau de félicitations hebdomadaires pour les initiatives individuelles, et une gestion par projet où le responsable n’était pas forcément le plus haut dans la hiérarchie, mais le plus intéressé, celui qui avait eu l’idée, ou celui qui était le plus directement confronté.»

Wolfgang Martz a aussi introduit un système d’évaluation des cadres, pas seulement établi à partir des appréciations des supérieurs, mais aussi sur celles des pairs et des subalternes. «Cette technique favorise l’entraide entre cadres et les pousse à considérer les employés comme des clients à satisfaire et non plus comme des exécutants.»

En difficulté à l’arrivée de Wolfgang Martz, le groupe a connu une croissance «quasi exponentielle» sous son règne. «Cette gestion a clairement permis d’augmenter la qualité de nos produits.»

Les services offerts au sein des entreprises illustrent aussi cette évolution. Les multinationales rivalisent en la matière, en créant des univers «tout compris» où l’employé peut pratiquer un sport, faire garder son enfant et faire ses courses directement sur son lieu de travail (et donc, travailler plus longtemps).

«Un employé qui se sent bien dans son cadre de travail est plus engagé et productif», résume Peter Paul Adriaansen, directeur des ressources humaines de Philip Morris, à l’avantgarde dans ce domaine. Le cigarettier américain a construit, il y a quatre ans à Lausanne, un «campus» de plus de 75 000 m2.

Vraiment luxueux, le site comprend la plus grande crèche du canton de Vaud (120 places), trois restaurants à thème, un fitness avec des casiers remplis de tenues de sport prêtes à l’emploi, une salle de squash, un centre de wellness, et une bibliothèque en libreservice.

«Les six bâtiments forment en quelque sorte une tour couchée reliée par un grand couloir en cascade», explique Michel Vernaz, responsable des infrastructures. Sur les escalators de cette large coulée, les 1400 employés du campus se croisent en permanence. Philip Morris veut ainsi développer ce que le groupe a baptisé sans rire la «fertilisation par contact», stimulée à travers divers espaces de rencontre. «Car c’est en discutant entre eux que les employés deviennent créatifs.»

La structure horizontale du bâtiment traduit architecturalement la volonté de l’entreprise: «Nous luttons pour développer une organisation plate, afin de rationaliser les prises de décision et réduire les communications internes», explique Peter Paul Adriaansen. Bien sûr, cette culture du dialogue, de la flexibilité et de la responsabilisation individuelle attend (et obtient) aussi des résultats.

«Les gens travaillent beaucoup et souvent tard le soir, confirme Monica Montero, employée au service communication du groupe. Si quelqu’un traîne toute la journée au sauna et que ses objectifs ne sont pas atteints, ses supérieurs le convoquent pour essayer de déterminer avec lui ce qui n’a pas fonctionné.»

Cette évolution s’observe dans l’ensemble de la société. La disparition progressive, suite à Mai 68 notamment, de la bonne vieille autorité scolaire (bonnets d’âne et règles sur les doigts) a évidemment accéléré l’essor du soft management.

En passant d’un système transmissif, basé sur un enseignant qui dispense un savoir sur le mode ex cathedra, à une pédagogie socioconstructiviste qui vise à donner les moyens aux élèves de découvrir la connaissance par eux-mêmes, l’école a suivi une évolution parallèle à celle de l’entreprise. Dans la pédagogie actuelle, le rôle de l’enseignant ne diffère pas tant que ça de celui des cadres coachs des multinationales.

D’autant que ce sont les enfants de la révolution de 68 qui sont devenus cadres aujourd’hui, et ceux-ci préfèrent, «héréditairement», si l’on peut dire, se confronter à des individus autonomes et créatifs que vociférer des ordres à des subalternes soumis.

«A l’occasion de nos rencontres avec des patrons, j’ai remarqué un net changement de discours depuis une quinzaine d’années, dit Georges Pasquier, président du Syndicat des enseignants romands. Ceux qui nous réclamaient des exécutants sachant obéir nous demandent désormais de former des gens capables d’esprit d’initiative, quitte à ce qu’ils les envoient balader.»

L’enfant d’aujourd’hui est soumis à moins d’autorité. L’historienne Anne-Françoise Praz analysait le passage au début du siècle de «l’enfant utile» à «l’enfant précieux». Ce mouvement s’est encore accentué jusqu’au phénomène actuel de l’enfant roi, au centre de toutes les attentions et que l’on protège – parfois jusqu’à l’excès – des avanies de la vie. «Il y a trente ans, un élève puni à l’école était puni à la maison.

Aujourd’hui, ses parents traînent parfois l’enseignant en justice», relève par exemple Georges Pasquier. Un phénomène en lien avec la baisse de la natalité qui a aussi pour conséquence une montée de l’individualisme. Un recul de la socialisation naturelle que l’école et l’entreprise tentent de corriger par des activités en groupe. D’où par exemple la généralisation du team building.

Le sociologue du travail Marc Perrenoud, maître assistant à l’Université de Lausanne, étudie la redéfinition du lien des salariés à leur travail. «Plutôt que de diriger les travailleurs comme par le passé, les entreprises cherchent davantage à obtenir leur adhésion spontanée. Les travailleurs s’imposent dès lors euxmêmes un rythme soutenu: ils “s’autoexploitent”.»

Horaires libres, autonomie, responsabilisation, découpage du travail en tranches sous forme de projets à gérer individuellement sont autant de manifestations du soft management qui rapprochent le travail salarié du travail indépendant. «On peut même le comparer au travail artistique, qui exige semblable implication personnelle et subjectivation de l’activité, poursuit le sociologue.

«L’être dans sa totalité est défini par son travail. Son travail, c’est sa vie. Etre bon dans son travail, c’est être quelqu’un de bien.» Marc Perrenoud, sociologue du travail, maître assistant à l’Université de Lausanne

Notre époque constitue le point culminant de l’éthique protestante du travail théorisée par Max Weber. Aujourd’hui, c’est même devenu davantage qu’une éthique: l’être dans sa totalité est défini par son travail. Son travail, c’est sa vie. Etre bon dans son travail, c’est être quelqu’un de bien.» L’apparition dans le jargon des ressources humaines de termes subjectifs comme le talent, ou la créativité, jadis réservés au domaine artistique, est symptomatique de cette métamorphose du travailleur en «créatif».

Camaraderie. L’informalité, le tutoiement, la camaraderie participent aussi de ce mimétisme des milieux. Pas étonnant, donc, de retrouver à des échelles et dans des modèles d’affaires aussi différents que Philip Morris et le Paléo Festival, des conditions de travail très proches.

«Au départ, nous n’avions aucune stratégie RH, se souvient Daniel Rossellat, directeur du festival nyonnais. Nous étions simplement une bande de copains qui aimions manger ou faire du sport ensemble. Nous avons naturellement privilégié l’apéro comme formule de réunion.»

L’équipe compte aujourd’hui 55 employés et perpétue cette organisation décontractée. «Nous avons structuré les choses ces dernières années. Nous distribuons désormais des chèques santé pour que les employés puissent faire des contrôles réguliers chez le médecin et des chèques sport pour leurs activités physiques.

Un comité d’entreprise organise aussi des sorties à des concerts, des randonnées à raquettes, etc. Il me paraît important de responsabiliser les employés en les laissant s’auto-organiser.» Transformer le rapport économique en plaisir, tel semble être le but ultime du soft management.

Une méthode qui connaît pourtant ses ratés. «J’ai enregistré beaucoup de démissions à mon arrivée parce que certains employés ne supportaient pas la remise en question permanente à laquelle nous les soumettions. Ils préféraient s’installer dans le confort d’un environnement intangible», relève Wolfgang Martz du Groupe Minoteries.

«Dans cette logique d’adhésion totale à l’entreprise, la moindre anicroche peut causer des dégâts importants car elle est perçue comme le symptôme d’un échec personnel et affectif», analyse Marc Perrenoud qui rappelle la série de suicides intervenus chez France Télécom l’an dernier.

Ancêtre du travail participatif, le «toyotisme» mis en œuvre par l’ingénieur Taiichi Ôno dans les chaînes de montage Toyota dans les années 60 prévoyait que tous les employés participent, par leurs remarques, à l’amélioration de l’outil de production. Cette intégration croissante des avis de chacun a fait s’envoler la productivité du constructeur automobile.

Mais le degré de perfection atteint par l’outil de production l’a transformé en une machine à la cadence inhumaine, produisant aliénations physique et mentale chez les ouvriers, ainsi que le révèle le journaliste Satoshi Kamata dans son enquête Toyota, l’usine du désespoir.

En améliorant les conditions de travail, en valorisant la créativité et la prise d’initiatives, le pur fruit de l’idéalisme gagnant-gagnant que représente le soft management peut laisser un perdant sur la route: la solidarité entre travailleurs. «Les employés marchent au pas parce qu’ils ont l’impression d’avoir contribué à la mise en place des normes de l’entreprise», analyse Marc Perrenoud.

C’est la face dure de cette gestion douce: le corporate commitment (implication pour l’entreprise) a supplanté le sentiment d’appartenance à une classe. Les gens de talent s’en accommodent et en profitent. Les autres en souffrent.