Comment l’expulsion des Roms est-elle perçue du côté de Bucarest? Eclairage et tentative d’explication de notre chroniqueur, qui vit en Roumanie.
Après l’Italie, la France. La rage des nantis à vouloir venger leurs frustrations sur la peau des pauvres de chez les pauvres provoque écœurement, indignation et sentiment d’impuissance. Vivant depuis des années à cheval sur la Suisse et la Roumanie, vous ne m’en voudrez pas de faire appel à mon vécu pour esquisser un embryon d’explication.
En Suisse, le cliché le plus courant concernant les Roms est de les confondre avec les gens du voyage occidentaux. Sarkozy pratiquant sciemment l’amalgame a encore augmenté la confusion. Si dans les années 1970 et 1980 il était encore possible de croiser sur les routes roumaines des convois tsiganes avec chevaux et roulottes, cette tradition a complètement disparu aujourd’hui avec l’irruption de la société de consommation.
J’ai parcouru le pays en long et en large, je n’en ai plus vu. Comme si, en plus de la répression des dernières années du règne de Ceauşescu, la possession de voitures — de vieilles Dacia comme des Mercedes — les avait sédentarisés. En conséquence, il n’y a pas de ville ou de village roumain sans son quartier tsigane, en général aux marges de la localité, là où manquent les services de base (eau, égouts et même électricité), les services sanitaires et les écoles, de même que des possibilités d’emploi.
Ces quartiers tsiganes ne sont pas fermés, mais le dénuement de leurs habitants et la saleté dans laquelle ils se vautrent suffisent à dissuader tout contact. Ce sont tout simplement des îlots d’extrême pauvreté. Et de sous-culture. Trop de pauvreté abrutit, crétinise, bestialise, comme ce fut le cas dans certaines vallées alpines autrefois.
La Roumanie rurale est elle-même très pauvre, une pauvreté masquée pour le touriste par la richesse de la végétation qui ne laisse pas deviner que la plupart des villages n’ont ni eau courante, ni égouts et que, souvent, le raccordement au réseau électrique coûte si cher que les gens ne s’y abonnent pas, surtout depuis sa privatisation. N’oublions pas dans ce contexte que Belgrade et Bucarest (1,5 et 2,5 millions d’habitants) sont les deux seules capitales danubiennes à ne pas disposer d’installations de traitement des eaux usées.
Le racisme est avec la corruption l’un des deux grands fléaux nationaux. La corruption était un état de fait reconnu par tous: si dans un diner il vous vient l’envie de provoquer pour relancer une conversation languissante, il vous suffit de parler de fédéralisme (cela touche à la question hongroise) ou de tsiganes, en vantant par exemple l’architecture des palais que certains d’entre eux se construisent depuis quelques années. Bien que l’intérêt culturel de ces constructions soit évident, vous n’obtiendrez que des réactions de rejet viscérales, passionnelles. De racisme brut.
Ce racisme remonte à la nuit des temps. L’imaginaire collectif des populations roumaines restées agrippées à leur territoire au fil des siècles et des innombrables invasions venues de l’Orient proche ou lointain a été forgé par la peur de l’autre. Je vis dans un petit village de bergers roumains dont l’existence est attestée depuis plus de sept siècles. L’autre matin, tombant sur une date au fil d’une lecture, j’ai tout à coup réalisé que si j’y étais né, j’aurais été doté de la nationalité hongroise car j’ai poussé mes premiers vagissements pendant la dernière guerre. Mes parents eux aussi auraient été hongrois de naissance parce que nés avant la Grande Guerre. Mais entre temps, ils auraient été roumains pendant vingt-deux ans avant de redevenir hongrois au moment de me concevoir et redevenir roumains peu après.
Le hasard a fait que je me suis installé dans un coin où à quelques kilomètres j’ai deux quartiers tsiganes différents. On arrive au premier par une route goudronnée, très passante. C’est une implantation tsigane assez récente qui ressemble à une bidonville où les habitants vivent dans la boue au milieu des poules et autres bestioles. Puant.
Le second est accessible après dix kilomètres d’une mauvaise route en terre où j’ai d’ailleurs crevé un pneu. Il est situé en contrebas de la partie roumaine du village. A l’entrée, un panneau annonce que l’Union européenne est passée par là. Ou, plus précisément, un de ses organismes chargés de la protection des minorités nationales. La route se fait soudain somptueuse: asphalte, fossés latéraux pour l’évacuation des eaux, trottoirs (!). Cela dure quelques centaines de mètres, le temps de traverser le quartier tsigane, un quartier qui n’a rien à voir avec les autres. Sans être pimpant, il est propre et cette propreté a déteint sur les maisons et leurs habitants. Des décorations pendent même ici ou là. Coût de l’opération: 284’000 euros.
Interrogé, le maire m’a dit que si les Roumains du patelin n’étaient pas vraiment enchantés du cadeau fait aux Tsiganes, cette réalisation qui concerne une poignée de familles avait en réalité dynamisé tout le village. D’ailleurs là où ils ont la possibilité de s’intégrer et de travailler normalement, les Tsiganes ont tôt fait de s’assimiler au reste de la société.
Il y a probablement entre un million et un million et demi de Tsiganes en Roumanie. Les officiels estiment que 5% d’entre eux parcourent l’Europe de la Finlande au Portugal pour mendier. Cette mendicité est une industrie qui implique des familles et des clans dont les chefs (ceux qui font des palais et roulent dans ces Mercedes qui font envie à Brice Hortefeux) se conduisent comme des gangsters, ne craignant pas de mutiler des enfants pour apitoyer les Occidentaux à l’âme sensible.
Les renvoyer au pays avec un petit pécule (300 euros) ne changera rien à un business que, citoyens de l’Union européenne, ils ont le droit de pratiquer où ils veulent, comme ils veulent. A moins que l’UE n’interdise la mendicité et réprime les infractions. Pour le reste la solution se trouve en Roumanie, mais sa mise en pratique supposerait que les Roumains, à titre privé ou officiel, surmontent leurs sentiments de rejet et renoncent au réel apartheid dans lequel ils confinent leurs malheureux concitoyens. Qui sait, un jour viendra peut-être où les épis de maïs donneront des dattes…
