Douze ans après sa création, le géant n’a pas dévié de son modèle économique: vendre des espaces publicitaires. Aujourd’hui, les observateurs s’interrogent sur son potentiel de croissance. Analyse en dix points.
Qui se souvient que Google n’a d’abord été qu’un petit logiciel, inventé dans un garage par deux étudiants californiens? De l’ordinateur au téléphone, de l’e-mail à la vidéo, peu d’entreprises sont aussi présentes dans la vie de leurs clients. Et aucune ne suscite autant de fascination. Décryptage des enjeux clés pour l’avenir de la firme.
1. Préserver la domination de son moteur de recherche
Son succès, Google le doit à un secret industriel jalousement gardé: son algorithme, la formule mathématique qui fait de son moteur de recherche le plus performant du marché. Et le plus populaire, avec 85% des recherches réalisées dans le monde. Problème: aux Etats-Unis, son principal marché, Google ne progresse plus. Il plafonne à 65%, selon l’institut Comscore. Et ses rivaux gagnent du terrain. Le nouveau moteur de Microsoft, Bing, approche déjà des 12%. Celui de Yahoo frôle les 17%. Les deux ont décidé de s’allier, pour offrir une véritable alternative aux internautes et aux annonceurs. Et Google ne peut plus se contenter de son moteur de recherche. «Il a peut-être fait le plein sur les gros annonceurs, analyse Cédric Foray, directeur associé de Greenwich Consulting. Il y a encore du potentiel, mais surtout sur les petits annonceurs et les PME.»
2. S’imposer sur le marché des navigateurs
Microsoft défie Google sur son marché historique? Google s’attaque à celui de Microsoft: les navigateurs, les logiciels permettant d’accéder à Internet. Un autre moyen de suivre les internautes et de cibler la publicité. Chrome, le navigateur de Google, a déjà été adopté par 6% des internautes, selon les chiffres de NetMarketShare. Un récent accord entre Microsoft et la Commission européenne devrait encore faciliter sa progression. Le groupe était en effet menacé de sanctions pour «vente liée», son navigateur Internet Explorer étant installé par défaut sur la plupart des PC. Désormais, un message expliquera aux utilisateurs comment télécharger un navigateur concurrent. De quoi accélérer la dégringolade d’Internet Explorer, tombé à 60% de parts de marché.
3. Rivaliser avec Apple sur les téléphones mobiles
Après Microsoft, Google s’attaque à Apple. Les deux entreprises ont beaucoup en commun: une même image d’innovateur, une même volonté de créer de nouveaux usages. Sur leur terrain d’affrontement, le téléphone mobile, elles ont pourtant choisi des stratégies opposées. Avec l’iPhone, Apple a opté pour le «système fermé»: il contrôle tout, de la fabrication de l’appareil au choix des applications proposées aux utilisateurs. Google, lui, a choisi la souplesse. Il propose aux fabricants Android un système d’exploitation «open source», qu’ils peuvent adapter à leur guise. Deux stratégies, un même objectif: la publicité mobile. En novembre, Google rachetait pour 750 millions de dollars la régie spécialisée AdMob. Apple a répliqué début avril en rachetant Quattro Wireless et en créant iAd. «Ce qui intéresse les annonceurs, c’est la capacité à connaître les clients, explique Cédric Foray de Greenwich Consulting. Selon les typologies, ils iront chercher dans la base iPhone ou dans la base Android. Apple a un petit avantage: il connaît bien les goûts de ses clients, qui téléchargent déjà leur musique et leurs applications sur iTunes. Google, lui, va permettre de toucher un public plus large mais moins CSP+, puisqu’il équipe des terminaux d’entrée de gamme.»
4. Convertir les internautes à la «géolocalisation»
Si Google fait du «smartphone» une priorité, c’est pour ne pas rater la prochaine révolution publicitaire: la «géolocalisation». La possibilité de savoir exactement où se trouve l’utilisateur et de lui proposer des publicités adaptées, par exemple pour le restaurant devant lequel il s’apprête à passer. Google a pris du retard. Yahoo, lui, serait prêt à racheter le leader du secteur, Foursquare, valorisé à 100 millions de dollars. Un réseau social qui a su séduire les internautes par son aspect ludique. C’est justement la principale difficulté: convaincre les utilisateurs de «smartphones» d’accepter d’être suivis à la trace. «Contre les craintes pour la vie privée, il faut qu’il y ait un intérêt direct pour eux, résume Cédric Foray. Par exemple avec le «m-couponing», l’envoi d’offres promotionnelles par le commerçant.»
5. Se réconcilier avec les médias et l’industrie culturelle
Information, vidéos ou livres: la valeur de Google repose sur les contenus auxquels il permet d’accéder. Le problème, c’est que les producteurs de ces contenus sont entrés en guerre contre Google. Première source de conflits: YouTube, la plate-forme vidéo rachetée par Google en 2006. Son audience repose en grande partie sur les clips musicaux ou les séries déposés illégalement par les internautes. Les producteurs de musique et de télévision ne sont pas les seuls à accuser Google de piratage. La presse écrite a pris pour cible le service d’information Google News. Du quotidien de gauche français «Libération» au très conservateur Rupert Murdoch, un même refus que Google propose gratuitement des extraits de leurs contenus. Et en France, les éditeurs ont gagné un premier procès contre Google Books, le service donnant accès gratuitement à des livres numérisés.
6. Développer ses réseaux à très haut débit
Pour Google, l’enjeu n’est plus seulement de fournir des contenus. Il est aussi de contrôler les «tuyaux» par lesquels ils transitent. D’ici à fin 2010, Google prévoit de construire aux Etats-Unis son propre réseau de fibre optique, offrant un accès à très haut débit à ses services. Une «expérimentation», assure-t-il, limitée à une ville de 50’000 à 500’000 habitants encore inconnue. Mais si le test se révèle concluant, ce serait une petite révolution pour l’internet américain. D’abord, parce que la fibre optique y demeure sous-développée. Et surtout, parce que les réseaux restent contrôlés par les opérateurs des télécoms et du câble. Des opérateurs qui reprochent à Google d’abuser des capacités de leurs «tuyaux». La solution, selon eux: demander aux internautes de renoncer aux services consommant le plus de bande passante, comme YouTube, ou de payer un supplément. Une menace pour l’audience de Google.
7. Conquérir le marché des entreprises
C’est une autre menace pour Microsoft: Google fait désormais de la bureautique une priorité. Il propose déjà un traitement de texte et une feuille de calcul gratuits, très proches des logiciels-phares de son rival, Word et Excel. Mais avec une différence majeure: ils ne sont pas installés sur l’ordinateur. Google a été l’un des pionniers du «cloud computing», une solution consistant à stocker les programmes et les documents en ligne, pas sur un disque dur. Et permettant donc d’y accéder de n’importe quel ordinateur. Après l’avoir testée auprès des particuliers, Google veut convaincre les entreprises. Et cette fois-ci, ce sera payant. En mars, Google a lancé une «place de marché d’applications», pour devenir l’intermédiaire incontournable entre les entreprises et les développeurs de logiciels. Ceux-ci devront s’acquitter d’un prix d’entrée de 100 dollars. Et Google empochera une commission de 20% sur chaque transaction.
8. Faire oublier l’échec de son réseau social
Un événement attendu avec impatience par les fans, un lancement très médiatisé et, au final, un échec cuisant. Ouvert en février, le réseau social Google Buzz devait concurrencer Facebook. Problème: Google Buzz rendait public le carnet d’adresses de ses membres, sans les en avertir. Cette menace pour la vie privée a été considérée comme inacceptable par les «early adopters», ces internautes avertis qui lancent les modes. Google a modifié en urgence le système, mais trop tard: sa principale innovation grand public de 2010 est un échec. Quelle leçon en tirer? Google en fait parfois trop, estime Serge Soudoplatoff, spécialiste des usages d’internet et enseignant à l’Ecole supérieure de commerce de Paris: «Ils sont très bons pour les moteurs de recherche et pour monétiser la publicité, pas pour les réseaux sociaux. Tout simplement, ce n’était pas leur métier.»
9. Echapper au «syndrome Microsoft»
Deux semaines après l’échec de Google Buzz, nouveau coup dur pour l’image de Google: la Commission européenne lui demandait de justifier sa domination sur le marché publicitaire en ligne. Elle avait été saisie par trois sites accusant le moteur de recherche d’avoir réduit à néant leur exposition sur internet, en refusant leurs publicités. Officiellement, Bruxelles se contente de demander des explications. Mais si elles ne s’avèrent pas satisfaisantes, une enquête pour abus de position dominante pourra être ouverte. Comme Microsoft avant lui, Google découvre que devenir incontournable n’est pas sans risques. Et comme lui, il devrai certainement faire des concessions pour échapper aux sanctions et préserver son image. Ironie du sort: en 2009, Google s’était associé à une plainte déposée à Bruxelles contre les pratiques hégémoniques de Microsoft.
10. Verser des dividendes?
Surprenant pour un tel géant: depuis son entrée au Nasdaq, en 2004, Google n’a toujours pas versé de dividendes à ses actionnaires. Ce n’est pourtant pas faute d’en avoir les moyens. Au premier trimestre 2010, Google a enregistré un résultat net de 1,96 milliard de dollars, en hausse de 37% sur un an. Et il dispose désormais de 26,5 milliards de dollars de liquidités. «Ils ne sont pas les seuls à ne pas verser de dividendes, nuance Benoît Flamant, gérant du fonds spécialisé IT Asset Management à Paris. C’est aussi le cas d’Apple ou Cisco, et Microsoft a longtemps attendu avant d’en verser. Tant que Google se considère comme une entreprise de croissance et estime qu’il n’a pas atteint la maturité, il préférera accumuler le cash, notamment pour faire des acquisitions. Pour son PDG, Eric Schmidt, c’est à la fois autant un message qu’un choix stratégique: Google n’aurait pas encore atteint tout son potentiel, et la priorité resterait donc au financement de la croissance. Le marché financier ne partage pas forcément son enthousiasme. Depuis le début de l’année, l’action Google a reculé de près de 8%.
_______
«Un business model très puissant»
Faut-il investir dans Google? Malgré ses bonnes performances, son cours recule au Nasdaq depuis le début de l’année. Avec un résultat par action de 6,76 dollars, le titre reste pourtant intéressant, estime Benoît Flamant d’IT Asset Management: «C’était au-dessus de notre objectif de cours. Le titre a reculé en raison des incertitudes sur le marché chinois et de la position d’Apple sur le marché du mobile, mais je pense que Google est une société où il y a de l’argent à gagner.» «Il ne fait aucun doute que Google va continuer à nous surprendre, estime pour sa part Martin Reynolds, vice-président chez Gartner Research. Cette capacité à innover fait que la compagnie est intéressante pour les investisseurs».
L’analyste souligne que Google tire sa principale source de revenus de la publicité, ce qui rend la société dirigée par Eric Schmidt «particulièrement dangereuse pour ses adversaires». «Tout ce qu’entreprend Google l’est dans le but d’accroître les revenus publicitaires, ajoute Martin Reynolds. La société essaie de réduire la valeur du hardware et le prix des logiciels. Google brade quasiment son système d’exploitation Android car ses revenus publicitaires comptent beaucoup plus. C’est un business model très puissant et qui est difficile à contrer.» Martin Reynolds précise qu’Apple s’est aussi attaqué au marché publicitaire: «Apple a développé un système très efficace et précis qui permet de cibler les internautes qui utilisent ses applications. Cela reste toutefois limité à l’environnement d’Apple. Il est néanmoins intéressant de voir comment cette concurrence va évoluer.»
_______
Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 3).
