Au service de la machine économique et politique, les stratégies de communications versent toujours plus dans l’émotionnel. Dans la France de Nicolas Sarkozy, mais aussi en Suisse. Notre chroniqueur réagit.
Eh bien nous voici tous plongés dedans. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par phénomène d’imprégnation médiatique et jusqu’au dernier neurone. Plongés dans le «storytelling», terme anglais qui désigne évidemment le fait de «raconter une histoire». Et qui nous vaut l’une des catastrophes intellectuelles et psychologiques les plus euphorisantes du moment.
Reprenons. Au commencement était le Verbe des conteurs. Vous aviez les aèdes ou les griots, les récitants légendaires ou les vieux sages du Pays d’Enhaut qui péroraient sous le tilleul du village. Vous aviez aussi des conteurs souverains dans les genres oratoire et littéraire, comme Homère et Shakespeare, escortés de maints romanciers et tricoteurs de sagas — et même du Belge Hergé tintinnabulant de bulle en bulle chez Casterman.
Pour ces narrateurs-là, il s’agissait de produire des récits qui puissent incarner le spectre des destinées humaines et faire apparaître les nervures essentielles du fonctionnement social. C’était du storytelling révélateur. Or la démarche est aujourd’hui largement inversée, si ce n’est pervertie, qui produit l’aliénation des personnes au bénéfice de la machine économique et politique agrémentée de ses profiteurs dominants. C’est du storytelling utilitaire.
Classiquement, l’approche d’un problème s’inscrivait dans le champ de la raison. Le discours politique, et même le discours économique, s’y référaient. On s’efforçait d’identifier la difficulté puis de l’analyser, avant de dégager les options permettant de la résoudre. Aujourd’hui la démarche a glissé dans le registre affectif. Il faut mobiliser le public en captant son attention par des stratagèmes d’ordre narratif (en évoquant par exemple le cas d’«Odile» ou de «François»), avant de stimuler en lui le désir d’un changement («votre avenir n’en sera que plus beau»), et finalement d’emporter son adhésion en s’appuyant sur un argumentaire optimalement allégé.
A ce propos, on observera plaisamment la France de Nicolas Sarkozy. Le bonhomme est exemplaire en la matière, qui ne cesse de dissimuler la cachexie de son action présidentielle par la grâce d’une communication visant à favoriser (je cite les termes du contrat qui lie son gouvernement à des sociétés privées de marketing et de production audiovisuelle) «une visibilité et une perception différentes de son message par le public» — de telle sorte que celui-ci «ne le considère pas comme de la publicité»…
Le principe consiste donc à mettre en scène les faits sous la forme d’un récit empreint de pathos, mais pas au point de sembler fallacieux ou maladroitement flatteur. Une méthode parfaitement maîtrisée par les manœuvriers de notre UDC nationale, bien sûr, notamment ces jours-ci, par le biais de leur énième courrier tous ménages: on va droit au peuple en court-circuitant les étages de la représentation démocratique, on le mitraille de questions finement captieuses, on lui fait vomir dans sa cuvette tout ce qu’il peut de violeurs kosovars et de brigands géorgiens, on extrapole trois ou quatre tendances à partir de ces humeurs vernaculaires, puis on en tire le programme partisan du siècle. C’est bien, sous cette forme émotionnelle aussi, le storytelling.
