LATITUDES

La Roumanie gangrenée par la corruption

Bruxelles vient de menacer Bucarest de lui couper les vivres si rien n’est fait contre la corruption. Elevée en système, cette pratique n’est pas facile à supprimer. Exemples.

Le gouvernement roumain vient de se faire sérieusement remonter les bretelles par la Commission européenne pour son évident manque de bonne volonté dans la réforme de la justice et la lutte contre la corruption. Selon Bruxelles, l’Etat roumain ne respecte pas les accords qui lui ont permis d’entrer dans l’Union en janvier 2007. Si cela continue, il y aura des coupures de crédits. Tête basse, le président Băsescu a admis publiquement les critiques techniques mais récuse la conclusion politique (la prétendue mauvaise volonté) arguant de pesanteurs historiques et politiques qui dépassent le pouvoir d’un chef d’exécutif ou de gouvernement. Il n’a pas complètement tort.

Quoiqu’adepte tardif de la réforme (depuis 2004 seulement quand il gagna sa première élection présidentielle), Băsescu a su faire montre d’une grande ténacité pour moderniser l’appareil judiciaire et limiter la corruption mais se heurte à un mur de haine de la part de ses opposants (la moitié de l’électorat et la quasi-totalité des médias). Même les caciques de son parti ne le suivent pas quand il s’agit de voter des réformes mettant en cause leur propre clientélisme et leur enrichissement personnel.

Car les intérêts en jeu (fonds européens ou du FMI) sont colossaux. C’est d’ailleurs un sénateur de la majorité gouvernementale qui a porté l’estocade mortelle à la loi autorisant l’ANI (Agence nationale d’intégrité) de mettre son nez dans les comptes des parlementaires, de publier les résultats et de proposer des sanctions. Des dizaines d’enquêtes pour fait de corruption, de trafic d’influence, d’enrichissement illicite sont ensablées depuis des années sans qu’aucune sanction n’ait été prononcée ainsi que le souligne le rapport européen.

L’hebdomadaire Dilema veche a publié début juin dans son numéro 329 un dossier spécial consacré à la corruption, au bakchich. Une enquête approfondie explique dans le détail pourquoi sur les 16’000 km de routes nationales seuls 3’800 km ont été réhabilités au cours des vingt dernières années. Il s’agit d’une ronde infernale où les adjudications sont truquées dès le début par la connivence des politiciens, des fonctionnaires et des entrepreneurs qui trichent tous dans le but non de faire des routes mais de se remplir les poches.

Dans un documentaire époustouflant (en raison de la naïveté des personnes interviewées), le film Kapitalisme, notre recette secrète sorti en avril dernier et dont on peut espérer qu’il fera une belle carrière en Occident, Alexandru Solomon trace le portrait d’une demi-douzaine d’oligarques roumains. Au moment de la chute de Ceauşescu en 1989, la plupart avaient déjà le pied à l’étrier en tant qu’officiers de la police politique titulaires en même temps de fonctions importantes dans le commerce intérieur ou extérieur ce qui les avait introduits dans le monde des affaires et dotés de petits capitaux prêts à être rentabilisés. Leurs carrières sont entièrement fondées sur la corruption passive ou active.

L’enquête de Dilema veche montre que toute la société roumaine est gangrénée par la pratique du bakchich. Dans la vie quotidienne, les secteurs les plus touchés sont l’enseignement et la santé. Pour le commun des mortels, il n’est tout simplement pas envisageable de consulter un médecin, d’accoucher ou de se faire opérer sans allonger quelques billets ou, à la campagne, d’apporter un poulet ou quelques saucisses. Même les esprits froids et rationnels ne résistent pas à cette pratique qui tient pour finir de la superstition. Des profs qui refusent tout bakchich avouent qu’ils ne peuvent s’empêcher de le pratiquer avec les médecins!

Le journal donne quelques chiffres significatifs de ce marché noir. Un enfant mis en vente par ses parents revient à 12’000 euros, le nouveau-né d’une famille rom misérable à 500 euros. On trouve des reins à greffer pour 8’000 euros. Un mariage blanc va sur les 10’000 euros ; un faux certificat d’immatriculation 4’000 euros; un faux permis de conduire oscille entre 3’000 et10’000 euros. On peut falsifier un baccalauréat ou un titre universitaire pour 3’000 euros ou obtenir les qualifications nécessaires pour devenir professeur universitaire pour 15’000 euros. Pour le même prix vous pouvez obtenir une place dans un cimetière de luxe.

Si chaque jour amène son lot d’arrestations en matière de corruption, cela concerne surtout les petits poissons, les gros n’arrivant pas à entrer dans les filets de la justice! Ainsi le 14 juillet dernier, un professeur universitaire de droit civil de Timişoara a été arrêté pour avoir ponctionné 35 étudiants de 52’000 euros pour leur faire réussir les examens. Le même jour un directeur de lycée à Cluj est lui aussi arrêté pour avoir, à la veille du bac, touché 14’000 euros de parents d’élèves qu’il taxait à 1’000 euros chacun.

Mais le lendemain, le maire du secteur 6 de Bucarest se présentait en souriant devant un juge anticorruption qui l’accusait d’avoir vendu 60’000 m2 de terrain appartenant à la ville pour 30 millions d’euros. Il n’a pas été arrêté. Aux journalistes qui l’attendaient à la sortie, il s’est borné à déclarer que les juges cherchaient un endroit où se loger.