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La dérive de l’Etat de droit

large300610.jpgMué depuis quelques années en Père Fouettard de la décadence morale, le philosophe Alain Finkielkraut ne perd pas une occasion médiatisée pour dénoncer un affaissement de l’esprit républicain. Ces jours derniers, il n’avait pas de mots assez durs pour dénoncer le jeune banlieusard qui, choqué de rencontrer à la tombée du jour le président Sarkozy, sa suite, et une escouade de policiers se livrant près de chez lui à une tournée de précampagne électorale avait laissé échapper un sonore : «Va te faire enculer connard, ici tu es chez moi!».

Mais ce même philosophe est beaucoup plus discret sur les affaires qui dévoient depuis quelques semaines la République qu’il estime défendre: les compromissions du ministre Woerth dans l’affaire Bettencourt, les doubles salaires de certains ministres (Bachelot, Alliot-Marie) ou de chargés de mission (Boutin), les cigares de Christian Blanc, les appartements de Christian Estrosi, Georges Tron ou Fadela Amara. Sans parler des comportements erratiques du président lui-même, que cela soit sur le plan langagier («Casse-toi, pôv’ con») ou sportivo-nationaliste (Faire d’une défaite en football un deuil national).

Pis même: Sarkozy n’a pas craint la muflerie diplomatique en renvoyant un rendez-vous avec la présidente de la Confédération, Doris Leuthard, pour regarder le match où les Bleus se sont fait étriller par les Sud-Africains, ni d’éconduire les dirigeants d’ONG pour recevoir Thierry Henry, l’homme à la main visible.

Du haut de sa chaire de l’Ecole Polytechnique, notre moraliste, plutôt que reluquer d’un œil mauvais l’expression spontanée de la souffrance des banlieusards ne devrait-il pas s’offusquer de ce qui se passe à son niveau, au sein des élites de la République? Des élites qui, profitant du pourrissement de la Sarkozie, se hâtent de se remplir les poches par crainte de lendemains incertains. La France souffre certes de ses banlieues mal gérées, mais, ô stupeur!, elle assiste, muette, à la dérive de son Etat de droit incapable de sanctionner des ministres corrompus.

Ces bonnes gens, toujours prêts à se justifier en se comparant avec leurs voisins, peuvent à juste titre affirmer que d’autres qu’eux font pire, que par les temps qui courent — la crise, voyez-vous… — l’Etat de droit subit quelques accrocs sans danger pour la démocratie, que les méchants sont les populistes qui chauffent les masses contre la république des coquins.

Il est vrai que la France n’est pas seule dans cette galère. La Grèce en sait quelque chose, elle dont la population va payer au prix fort et pendant des années la falsification des bilans de l’Etat par le gouvernement de droite de Kostas Karamanlis entre 2005 et 2009. Il fut question au début de l’année de poursuivre les coupables. Question seulement…

Toutefois, le champion de la dérive de l’Etat de droit est évidemment l’Italie, dont Silvio Berlusconi, le chef du gouvernement, dit le droit au fur et à mesure de ses besoins personnels. Après avoir légiféré pour se mettre à l’abri des nombreuses poursuites judiciaires qui le visaient, voici que, excipant de ses pouvoirs et de sa fantaisie, il vient de nommer ministre un de ses proches collaborateurs, Aldo Brancher, pour lui éviter de comparaître devant un tribunal qui l’accuse d’escroquerie.

Malgré le tollé suscité par cette nomination (même le président de la République italienne est intervenu), Brancher est resté accroché à son maroquin tout en clamant qu’il n’avait rien à se reprocher avant que la vox populi l’emporte: dimanche 27 juin un communiqué du Conseil des ministres faisait savoir que le néoministrel renonçait à son immunité et se présenterait au tribunal le 5 juillet prochain.

Que dire aussi des juges constitutionnels roumains, plus proches du quatrième que du troisième âge? Menacés d’une sévère réduction de leurs retraites par un gouvernement sommé par le FMI de revoir son mode de financement, ils ont tout simplement décrété la mesure anticonstitutionnelle, contraignant ainsi le pouvoir à augmenter le taux de la TVA de 19 à 24%. Mais il est vrai que la Roumanie est un Etat de droit si neuf que même les juges manquent encore d’expérience. Il n’en reste pas moins que quand un précédent gouvernement avait, à la veille d’élections difficiles, augmenté d’un coup les retraites de 30%, ils n’avaient pas cru bon protester.