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Le témoignage de Joseph Spring, refoulé par la Suisse

Le 21 janvier dernier, le Tribunal fédéral a refusé de rendre justice à Joseph Spring, refoulé par la Suisse en 1943 et déporté à Auschwitz. Largeur.com publie ici son témoignage.

Au matin du 21 janvier 2000, dans la salle du Tribunal fédéral de Lausanne, un petit homme frêle, la septantaine, complet gris, chemise bleue et cravate, s’est levé face à cinq juges fédéraux assis. Il a lu en allemand l’histoire de son espoir déçu. Dans un silence glacial, d’une voix mal assurée, il a résumé le cas «Spring contre Confédération Helvétique».

Le Tribunal ne lui a pas donné raison. Spring a obtenu un dédommagement auquel il ne tenait pas (100’000 francs à titre de dépens), mais pas la réparation morale qu’il réclamait.

La Confédération s’est auto-amnistiée au nom d’un raisonnement vicieux tenu par l’un des juges: la Suisse n’ayant pas été en guerre à cette époque, on ne saurait donc lui reprocher des crimes de guerre…

A l’époque des faits, Spring avait 16 ans. Il a donné son texte à Daniel de Roulet, qui l’a traduit. Le voici:

«Le 13 novembre 1943, nous avons traversé pleins d’espoir la frontière suisse à La Cure dans le Jura. Nous, c’est-à-dire mon cousin de 14 ans, Sylver Henenberg, son frère Henri et un jeune Français du nom de Pierre Rollin.

Il était près de minuit. Nous avions le numéro de téléphone d’une famille à Fribourg qui devait nous aider. C’est pourquoi tout de suite après le passage de la frontière, nous nous sommes dirigés vers une lumière qui semblait être celle d’un ferme.

Nous avons demandé au paysan de nous amener vers un téléphone pour que nous puissions appeler Fribourg. Mais le paysan suisse, au contraire, nous a amenés aux douaniers qui ont enregistré nos véritables identités et nous ont ordonné de repartir vers la France.

Comme Henri était gravement tuberculeux – selon le certificat d’un sanatorium de Bruxelles -, et comme Sylver et moi étions mineurs, nous avons espéré que les douaniers en tiendraient compte et ne nous refouleraient pas.

Deux jours plus tard, au même endroit et de nouveau en pleine nuit, nous avons fait un deuxième essai. Cette fois, nous avons évité tout contact avec la population suisse. Nous nous sommes engagés le long des rails, une voie étroite. Celle-ci, surplombant de quelques mètres la route, se dirige vers l’intérieur du pays.

Après environ une heure de marche, nous avons été repérés par deux douaniers. Nos silhouettes noires étaient facilement identifiables sur le fond blanc de la neige. «Haut les mains!» Suivant cet ordre, nous sommes descendus de la voie sur la route.

Cette fois, les douaniers suisses nous ont directement remis, à deux heures du matin, aux fonctionnaires allemands qui nous attendaient. Nous avons passé le reste de la nuit dans une baraque du côté français, gardés par un berger allemand.

Le lendemain matin, nos identités ont été relevées. Comme j’avais un passeport français, j’ai tenté de me faire passer pour français. Le fonctionnaire allemand chargé de mon interrogatoire s’est mis à rire et m’a dit que j’étais le juif Joseph Sprung de Berlin. Il était clair que nous avions été trahis par les Suisses. Le Français non juif Rollin avait déjà été séparé de nous avant l’interrogatoire.

Nous avons passé les trois semaines suivantes à la prison de Bourg-en-Bresse. Une cellule pour trois. Comme il n’y avait pas d’eau, j’ai été affecté au nettoyage des toilettes de la prison. Je devais ramasser les excréments avec une louche et les transporter à l’extérieur. J’ai ainsi remarqué l’inscription sur notre porte: «Israélites».

Après trois semaines environ, nous avons été extraits de la cellule. J’ai demandé à un gardien allemand où nous allions. Tous les gardiens ont trouvé cette question hilarante et celui que j’avais questionné a répondu: «A la Riviera».

Plus tard, on nous a confiés à deux gendarmes français. Ils nous ont menottés et conduits en train vers Paris. Notre accueil dans la capitale a eu lieu à l’aube dans une gare déserte. Tout idée de fuite nous est passée. De la gare, nous avons été transportés par voiture de police jusqu’à Drancy.

Le camp de regroupement de Drancy était une ancienne école entourée de fils de fer barbelés. Nos menottes ont été détachées et nous avons dû faire la queue devant un bureau. Quand est venu notre tour, nos identités ont encore une fois été relevées, tous nos objets de valeur et l’argent confisqués. Après quoi nous pouvions nous déplacer dans le camp sans entraves.

Il n’y avait pas de lit, les murs des salles de classe étaient couverts de haut en bas d’inscriptions griffonnées par ceux qui étaient passés par là. «Je m’appelle ainsi, je viens de tel endroit, ne m’oublie pas!» Parfois, c’étaient des familles entières qui écrivaient leurs noms et la date de leur passage. Certaines écritures étaient minuscules, d’autres faites d’immenses lettres.

Dans tout le camp régnait le désespoir. Les gens étaient assis sur des chaises ou par terre. De nombreux jeunes gens et jeunes filles cherchaient réconfort en faisant l’amour une dernière fois. C’était comme une scène de l’Enfer de Dante.»

Lire ici la suite du témoignage de Joseph Spring