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Le principe illusoire de l’anticipation

large180510.jpgQuel tourbillon que l’actualité! On ne sait plus où donner de la tête. A peine la terrible menace de la grippe AHN1 s’est-elle éloignée que, une fois rangée la réserve de masques protecteurs dans la pharmacie familiale, force est de se demander s’il ne faut pas les ressortir pour ne pas avaler les cendres du volcan islandais.

Caresse-t-on le projet légitime après un dur hiver d’aller bronzer sous les cocotiers? Rien à part notre envie ne nous y pousse: le volcan islandais pourrait cracher ses poussières pendant des mois, nous disent les géologues alors que les nuages chargés de particules obéissent avec une docilité imbécile à des vents d’une désarmante inconstance. Qui peut aujourd’hui miser sur la praticabilité des aéroports aux prochaines vacances?

Pire encore. Les monnaies sont elles aussi prises dans le tourbillon: qui nous dit que le franc ou l’euro seront encore ce qu’ils sont lorsqu’il s’agira de payer le risotto aux fruits de mer dégusté sur la plage de Selinunte en Sicile? J’y fus il y a quelques décennies lorsque Nixon décida d’envoyer balader l’étalon-or et me retrouvai un beau jour médusé de ne pouvoir user de mes francs suisses.

A l’époque, le principe de précaution ne gouvernait pas encore nos jours et nos nuits — la capote évitait juste de donner incongrument la vie, pas de sauver la nôtre. La seule peur réelle, véritablement angoissante avec ses innombrables Docteur Folamour, était si prégnante qu’elle se dissolvait dans la légèreté et l’exubérance si bien chantées par Jeanne Moreau. On ne passe pas son temps à penser à la mort…

Le retour en force ces dernières années du malaise dans la civilisation devient l’étendard de nos sociétés dont le haut niveau de développement scientifique et technologique a longtemps laissé croire que désormais l’homme pouvait tout. Mais, parfois, un détail laisse voir les failles béantes de nos savoirs: ne trouvez-vous pas emblématique que l’on sache beaucoup du fonctionnement du cerveau ou que l’on greffe un cœur ou un foie en un tournemain alors que le processus délicat de la puberté est encore mystérieux?

Il en va de même en politique où un redoutable concept, dangereux par la stupidité même de sa prétention, est en train d’occuper le devant de la scène. Je veux parler de l’anticipation. Aujourd’hui un politique n’est rien s’il n’est pas capable d’anticiper. Sûr de son bon droit, poussé par des politiciens retors, le bon peuple exige que le principe de précaution politique de l’anticipation lui épargne tout désagrément dans le traintrain de sa quotidienneté. Qu’une pandémie éclate, qu’un volcan sorte de sa torpeur, que l’économie suive le cours de ses cycles ou l’histoire les siens, les gouvernants se doivent d’appliquer au plus vite des solutions déjà mûrement réfléchies stockées dans les tiroirs ad hoc.

Or rien dans l’histoire n’a été anticipé. Au contraire: le travail des voyants, des augures, des devins, pour ne pas parler des prophètes, relève siècle après siècle de la charlatanerie. Il ne suffit pas que l’un d’entre eux, à l’occasion, ait vu juste pour que les erreurs des autres soient pardonnées. En réalité, les polémiques actuelles suscitées par le prétendu manque d’anticipation politique face à la crise pèchent parce qu’elles mélangent à la fois le manque de projets de politiciens médiocres et l’appréhension populaire d’un avenir incertain, rendu tel par la folle accélération du rythme de la vie.

Cet état de fait est dû au trouble engendré par un tournant majeur de notre civilisation dont il est impossible de connaître, ici et maintenant, la direction qu’il prendra. Quand les imprimeurs rhénans émule de Gutenberg se sont mis à publier la bible, ils n’ont jamais entrevu que cette diffusion massive d’idées pourtant ancienne allait provoquer la Réforme.

Les valeureux soldats de 1793 ignoraient jusqu’à l’existence du jeune Bonaparte. De même les révolutionnaires de l’Octobre russe, les Kollontaï, Rakovski, Lunatcharski, ne pouvaient imaginer qu’ils œuvraient à la mise en place d’une machine à broyer les hommes.

Plutôt que sur l’anticipation, c’est sur la capacité de réaction, sur la mobilité intellectuelle de nos édiles que les râleurs d’aujourd’hui devraient fixer leur attention. Mais cette opération-là nécessite un engagement politique précédant l’élection des responsables, pas un jugement à l’emporte-pièce lancé du fond d’un fauteuil d’où l’on regarde défiler le monde sur un écran de télévision.