Les querelles se multiplient autour du patron de la Culture genevoise. A un an de son départ, le «roi du saupoudrage» laisse un maigre bilan.
Guerre de succession à la Comédie, rupture de confiance avec l’Usine, crise financière au Grand Théâtre… Les fameuses querelles qui font le sel de la scène artistique genevoise semblent avoir redoublé en intensité au cours des dernières semaines. Signe du dynamisme d’une grande ville culturelle? Pas exactement.
Si, au moins, les polémiques locales tournaient autour d’un grand projet ou d’enjeux esthétiques. Mais ce ne sont ici que des questions triviales, liées à la gestion tant administrative que comptable des institutions. L’argent, pourtant, ne fait pas défaut. Le Département de la culture de la Ville de Genève dispose du plus gros budget par habitant d’Europe. Total: 230 millions par année! Tant du côté des responsables d’institutions que des artistes, c’est son patron, Patrice Mugny, qui pose problème.
En près de dix ans, le magistrat n’aura pas laissé de véritables traces dans le paysage culturel genevois. «Patrice Mugny est le roi du saupoudrage, assène Pierre Keller, directeur de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (Ecal). Il donne un peu à tout le monde, sans avoir su profiler Genève en matière de culture. Il a notamment loupé le coche avec les musées qui sont nombreux — et qualitatifs –, mais qui stagnent depuis des années.» Un avis partagé par le collectionneur Jean-Paul Barbier-Mueller, fondateur du musée qui porte son nom. «Genève n’investit que dans la musique lyrique (près de 40 millions sont affectés annuellement au Grand Théâtre, ndlr). L’an dernier, un audit dénonçait la pauvreté des collections du Musée d’art et d’histoire (MAH). Monsieur Mugny a flanqué à la porte son directeur, Cäsar Menz, au lieu de revoir le budget d’acquisition attribué à l’établissement.»
Le dessinateur Zep n’est pas plus tendre. «Des personnes comme Patrice Mugny ne font pas du bien à la culture, a-t-il déclaré à Genève Hebdo. La culture [genevoise] est gérée comme une entreprise maraîchère.» Le créateur de Titeuf est furieux d’avoir dû exiler à Lausanne son exposition après avoir demandé sans succès à Mugny de mettre la main à la poche. «Je ne suis pas élu pour financer les projets des multimillionnaires et flatter leur ego», rétorque le chef de la Culture genevoise, qui quittera son poste dans un an. Avec quel bilan?
Malgré les critiques qui pleuvent sur lui, Patrice Mugny peut tout de même se targuer de plusieurs récents avancements. D’importants dossiers, en cours depuis des années, viennent de se conclure de manière positive. Le Musée d’art et d’histoire a trouvé les fonds nécessaires à son agrandissement et à sa restauration. Jean-Claude Gandur, le mécène qui va financer ces travaux, confie également sa collection de 800 pièces à l’établissement. Le Musée d’ethnographie va, lui, entamer sa métamorphose et le Théâtre de la Comédie également.
Mais, selon de nombreux détracteurs, le saupoudrage pratiqué par Mugny n’a pas permis à une institution en particulier ou à une troupe de se démarquer pour devenir ainsi une réelle référence de la culture genevoise. «Je ne reconnais pas beaucoup d’audace et de fraîcheur dans la politique de Patrice Mugny. Pas de vision, déplore Vincent Jacquemet, responsable des activités culturelles de l’Université de Genève. Comme si la culture était devenue une entité immobile, trop difficilement malléable.»
Sur la scène nationale, Jean-Frédéric Jauslin, directeur de l’Office fédéral de la culture, place Genève «parmi les villes qui comptent en termes d’impact culturel». A une différence près: «Il manque peut-être à Genève un point de référence connu et reconnu internationalement. Bâle brille grâce à son Kunstmuseum et à sa Fondation Beyeler; Zurich à son Opéra; Lausanne au Théâtre de Vidy ou au Ballet Béjart et Lucerne grâce au KKL. Genève n’a pas de tels lieux, même si, à l’échelle locale, la vie culturelle y est intense.» Le Conseil d’Etat genevois a d’ailleurs nommé une commission l’an dernier qui, dans un avant-projet de loi présenté en avril, vise à «doter le canton d’une nouvelle ambition et d’une meilleure visibilité de la culture.» Mais dans quel domaine culturel Genève aurait-elle pu se profiler avec un projet réellement novateur? «Il y a déjà tellement de choses qu’il est extrêmement difficile de créer un nouvel événement», observe Daniel Rossellat, patron du Paléo et syndic de Nyon.
Face aux critiques, Patrice Mugny reste serein. «J’ai le sentiment d’avoir fait ce qui pouvait être raisonnablement fait.» Rappelant que, traditionnellement, Genève a choisi de miser sur la diversité et non pas sur l’éclat d’une seule manifestation ou d’un seul lieu. «A Genève, nous investissons dans des aspects certes moins spectaculaires que la venue d’une grande star, mais dans des projets qui nous semblent tout aussi importants, tels que la recherche au Musée d’art et d’histoire, les mesures d’accès à la culture pour les personnes handicapées ou encore la mise en place de subventions destinées aux familles à faible revenu qui leur permettent de se rendre aussi une à deux fois par année au théâtre.»
Le magistrat souligne également la participation financière de Genève sur la scène romande. «Toutes les villes bénéficient de l’Orchestre de la Suisse romande; le canton de Vaud le subventionne à hauteur de 200’000 francs, la Ville de Lausanne ne met rien, alors que notre part s’élève à 9,5 millions. Et ce n’est qu’un exemple.»
Les récentes querelles entre Patrice Mugny et l’Usine, haut lieu de la culture alternative genevoise, ont fait renaître les critiques sur le caractère impulsif du magistrat, qui a annulé une subvention de 200’000 francs accordée à l’espace culturel. «Dans cette histoire, Mugny a démontré encore une fois son tempérament de boxeur, il aime les coups d’éclat et les corps à corps», constate le président du PS-Ville, Grégoire Carasso. A la suite de la polémique déclenchée par sa décision, Patrice Mugny a accepté de rouvrir les négociations.
A un an de son départ, le magistrat ne cache pas sa lassitude. «J’ai été très content d’occuper ce poste, mais il est très exposé et je serai content de passer à autre chose.»
_______
Une version de cet article est parue dans l’Hebdo.
